« A ce moment là, il n’y avait plus ni chats ni chiens. On les avait tous tués. Ce n’était pourtant pas facile de les attraper. Ils avaient peur des hommes, ils vous regardaient avec des yeux sauvages. »
Ces extraits concernent la famine de 1932-1933 en Ukraine qui a fait des millions de victimes. Après la dékoulakisation, des réquisitions massives de blé ont laissé les paysans sans nourriture. Cela corrobore la description faite par Cholokhov concernant la situation à la même époque au Kouban, mais tranche avec ce qu’il a dit sur la dékoulakisation en Ukraine (voir « Cholokhov sur la famine en URSS » et la réflexion correspondante).
Voici des extraits choisis de l’ouvrage ‘Tout passe » de Vassili Grossman :
« On donna aussi l’ordre de saisir tout le fonds de semences. On cherchait partout le grain comme si ce n’était pas du blé mais des bombes, ou des mitrailleuses. On faisait des trous dans la terre avec des baïonnettes, avec des baguettes de fusil, on creusait le sol des caves, on brisait les planchers, on fouillait les potagers. On cherchait le grain jusque dans les pots et les lessiveuses. (…) comme il n’y avait pas de silos, on déversait le grain à même le sol sous l’oeil vigilant des sentinelles. Le grain avait été trempé par la pluie d’automne. Quand vint l’hiver il était presque pourri. Le pouvoir soviétique n’avait pas assez de bâches pour abriter le blé des moujiks. » (p.950)
« Des pères et des mères voulaient sauver leurs enfants, mettre un peu de grain de côté, on leur disait : « Vous haïssez d’une haine féroce le pays du socialisme, vous voulez faire échouer le plan. Vous n’êtes que des fainéants, des suppôts des koulaks, des reptiles. — Non, nous ne voulons pas faire échouer le plan, nous voulons sauver nos enfant et nous sauver nous-mêmes. » (p.950)
« Vers la Noël, ils ont commencé à tuer leurs bêtes. Mais elles n’avaient plus que la peau et les os. Ils avaient déjà tué leurs poules, naturellement. Ils eurent vite fait de manger cette maigre viande. Il n’y avait plus une goutte de lait. Impossible de trouver le moindre oeuf dans tout leur village. Mais surtout, il n’y avait plus de pain. On leur avait pris leur blé jusqu’au dernier grain. Il ne pouvaient pas semer du blé au printemps : on leur avait pris tout leur fonds de semences ». (p. 951)
« A ce moment là, il n’y avait plus ni chats ni chiens. On les avait tous tués. Ce n’était pourtant pas facile de les attraper. Ils avaient peur des hommes, ils vous regardaient avec des yeux sauvages. On les faisait bouillir, ce n’étaient que nerfs et tendons. De leur tête on extrayait une sorte de gelée. » (p.953)
« Ah oui…Quand ils avaient encore quelques forces ils allaient à travers les champs jusqu’au chemin de fer. Pas à la gare, non, la garde ne les aurait pas laissé s’approcher, mais directement sur la voie ferrée. Et quand passait le rapide Kiev-Odessa, ils se mettaient à genoux et criaient : Du pain, du pain ! Certains tenaient à bout de bras leurs pitoyables enfants et, parfois, les gens leur jetaient des morceaux de pains et des rogatons. Puis le train s’éloignait en grondant (…) Mais ensuite des ordres furent données : quand un train traversait les régions affamées, la garde fermait les fenêtres et abaissait les rideaux ». (p.954)