« (…) tous ces défauts lui ont permis d’écrire un chef-d’œuvre : Madame Bovary. Je dis bien : tous ces défauts. Le beau style redondant et glacé, l’imagerie de qualité douteuse, des sentiments convenus (…) »
Voici donc Natalie Sarraute, figure du Nouveau Roman, cherchant à comprendre le génie d’un romancier traditionnel. Elle le fait comme en s’en excusant : « Tâchons d’oublier toute idée préconçue et tous les commentaires dont ce langage a été l’objet et efforçons-nous d’établir avec lui ce contact direct et ingénu qu’exige toute œuvre d’art, si ancienne et si bien connue soit-elle. Oublions toute polémique et essayons de lire avec des yeux neufs, en nous attachant d’abord à la seule écriture, en écartant toute signification. » (page 64).
Pour elle, on verra, la question tourne autour des descriptions Flaubertiennes.
Voir aussi : Flaubert sur la casquette, Nizon sur l’action prose, Walser sur la saucisse.
Une collaboration de Gaston.
« (…) Comme chacun sait, chez Flaubert la description domine. On pourrait dire que toute son œuvre n’est qu’une immense succession de morceaux descriptifs. C’est dans la description que sa fameuse objectivité et sa beauté formelle se réalisent.
« Examinons donc un instant ces descriptions. Leur qualité principale, toute parnassienne, est une précision extrême. La phrase rigide, sans flottement, fige l’objet et lui donne des contours sans tremblement ni bavure. Nous suivons chaque détail de ces contours. Chaque détail choisi pour mieux faire ressortir l’image, les lignes nettes, la nuance exacte de chaque couleur. L’éclat du style, le balancement un peu solennel de ces belles phrases rythmées et parfaitement construites font comme un glacis qui préservera le tableau de l’usure du temps et lui assurera une vie éternelle. Donc nous regardons. Les mots sont là qui nous y invitent. Et ici qu’on me pardonne. Je vous ai prévenus que je regarderais cette œuvre comme un événement neuf et sans idée préconçue. Ici soyons sincères, et disons ce que font surgir en nous ces belles descriptions ciselées et cadencées. Les mots, lourds de sens tant par ce qu’ils signifient que par leur sonorité, leur place, leurs rapports, nous font dessiner et peindre des images. C’est là le travail que la forme descriptive exige à tout instant du lecteur. » (p.70)
» (…) mais ces images que nous peignons, si, le premier moment d’émerveillement passé, nous les examinons, nous nous apercevons qu’il y a dans leur charme quelque chose de douteux, quelque chose d’inquiétant.
« En effet ces images sont très différentes de celles que nous propose la bonne peinture. Des mots et des mots seuls que nous devons charger de contenu – et qui, par eux-mêmes, ne sont rien – nous permettent de les voir. Nous nous efforçons alors, nous travaillons, nous cherchons dans nos stocks, nos réserves de souvenirs. On nous parle de la trirème d’Hamilcar, et ces mots font surgir les somptuosités de Carthage ; on nous parle de voile bombée dans la longueur du mât, et qu’accourent vite en nous tous les mâts et les voiles qui nous font construire ce mât et cette voile-là. (…) Mais ce que nous fabriquons ainsi à la hâte, est-ce vraiment quelque chose que nous oserions appeler un objet d’art ? D’où viennent ces réminiscences ? Ces objets préfabriqués que nous avons dans nos réserves, ces séries énormes d’objets semblables dont nous tirons un échantillon ? Quelle commune mesure y a-t-il entre ces images et une œuvre d’art, un tableau comme ceux de ce contemporain de Flaubert, Delacroix, par exemple ? Quand nous regardons une toile de Delacroix dont chaque ligne et chaque rapport de couleurs nous emplit d’abord, sans que nous ayons aucun effort à faire pour leur substituer d’autres couleurs et d’autres lignes par nous fabriquées, notre effort part de l’image imposée, de celle-ci et pas d’une autre, et se porte hors d’elle sur quelque chose d’ineffable, que pour la première fois les lignes et les couleurs nous révèlent et qui nous apporte la pure joie esthétique.
« Mais c’est à une fabrication d’images que nous occupent Flaubert et les Parnassiens.
« L’hostilité avec laquelle le style de Flaubert s’est si souvent trouvé aux prises, elle vient de cet effort qu’il exige et du résultat qu’il nous fait obtenir.
« Car combien plates et convenues sont nos réminiscences de trirèmes et de chevaux d’ivoire courant sur l’écume des mers. Combien elles ressemblent à des peintures de qualité douteuse. Leur beauté formelle et leur éclat donnent cette même jouissance. Seule une description subjective, déformée et épurée, empêche que nous la fassions adhérer à des images préexistantes, forcément conventionnelles. Et comme nous sommes loin ici de cette recherche moderne de la sensation pure, de ce bond au plus vif, au plus pressé, qui fait éclater la phrase traditionnelle et donne aux mots un sens neuf, ou encore les déforme et les invente, comme chez Rimbaud, Mallarmé ou Joyce ! Il ne s’agit plus pour ces écrivains de nous enfermer parmi des images faites d’éléments très connus et par nous retrouvés, mais de nous débarrasser de ces images pour nous donner des impressions neuves. Impressions qui ne servent qu’une fois, qui grossiront plus tard notre stock de réminiscences et qu’il sera dangereux pour tout écrivain de l’avenir de nous obliger à faire surgir.
« Cette description qui fait de Flaubert, pour certains écrivains d’aujourd’hui, pourtant opposés à la tradition, et dont la forme est très différente de la sienne – et dès lors on comprend mal leur erreur – un précurseur et un maître, c’est la base essentielle de la plus grande partie de son œuvre. » (p. 71-73)
» (…) Le langage, je le répète, renvoie à un sens. Et si le langage est creux, le lecteur, qu’on le veuille ou non, le remplit. » (p. 74)
« (…) Ainsi me dira-t-on, ce ne serait donc que cela, Flaubert ? Ce beau style pompeux et glacé qui fait surgir en nous, qui nous contraint à fabriquer des chromos ? Cette absence de complexité psychologique qui fait de Salammbô une imagerie enfantine et abaisse L’Éducation sentimentale au niveau d’une lourde peinture de mœurs ? Cette curieuse naïveté qui lui fait considérer avec respect et peindre avec sérieux des passions qui, par leur caractère platement conventionnel, frisent parfois le ridicule ?
« L’œuvre de Flaubert, ce serait donc cela ? Et je dirai oui, mais malgré cela, et même jusqu’à un certain point à cause de cela, Flaubert est un des grands précurseurs du roman moderne. Car tous ces défauts lui ont permis d’écrire un chef-d’œuvre : Madame Bovary.
« Je dis bien : tous ces défauts. Le beau style redondant et glacé, l’imagerie de qualité douteuse, des sentiments convenus, une réalité en trompe l’œil. Mais, cette fois – et c’est là toute la différence – le trompe l’œil est présenté comme tel.
« Dès lors, tout ce qui était inacceptable dans l’œuvre de Flaubert contribue à la perfection de ce roman. Les défauts de Flaubert deviennent ici des qualités. Quelque chose maintenant les transforme, qui a l’importance des plus grandes découvertes. Un aspect neuf du monde, une substance inconnue a fait irruption dans le roman.
« S’il fallait apporter la preuve que ce qui compte en littérature, c’est la mise au jour, ou la re-création d’une substance psychique nouvelle, aucune œuvre, mieux que Madame Bovary, ne pourrait la fournir.
« Cet élément neuf, cette réalité inconnue dont Flaubert, le premier, a fait la substance de son œuvre, c’est ce qu’on a nommé depuis l’inauthentique. »(p. 75-77)
Source : Nathalie Sarraute, « Flaubert le précurseur », in Preuves, février 1965. Paru aussi dans « Paul Valéry et l’Enfant d’Éléphant ⁎ Flaubert le précurseur», nrf, Gallimard 1986.