Losonczy sur rescapés et silence

« Le silence et la pénombre leur restituaient une liberté, les limites de leur espace intérieur dévasté (…) ».

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L’anthropologue Anne-Marie Losonczy évoque ici son travail auprès des réfugiés bosniaques d’ex-Yougoslavie, au début de l’année 1994. Dans les dortoirs, la nuit, éclataient la violence et les crises d’angoisse. Les visites de la psychologue n’y faisaient rien. Plus que l’échange verbal ces rescapés semblaient rechercher le partage du silence ou, si l’on veut, l’écoute du silence. Une discrétion que les temps médiatiques qui sont les nôtres ne peuvent pas connaître.

Voir aussi Hatzfeld et le souvenir des rescapés, Appelfeld sur vie et mort.

Une contribution de Sol.


« Ma chambre se trouvait dans un petit bâtiment préfabriqué destiné aux hôtes, à l’écart des dortoirs, et j’y étais seule. Tous les soirs à 22h (à l’heure du couvre-feu), je mettais une bougie allumée à ma fenêtre, en ouvrant la porte du bâtiment. Je disposais des paquets de cigarettes ouverts sur la table et je m’installais dans la pénombre, une cigarette à la main. La pièce se remplissait lentement de silhouettes, de bruits de chaises bougées, de soupirs, de quintes de toux, de fumée, puis se faisait le silence entre la flamme mouvante de la bougie et les volutes de fumée, entre hommes, femmes et vieux, jusque vers 3 heures du matin où le dernier réfugié quittait la pièce.

« Pendant les treize nuits qui ont précédé mon départ, pas un mot ne fut échangé ni entre les réfugiés bosniaques eux-mêmes, ni avec moi. Pendant la journée, de plus en plus de personnes me saluaient par un geste, m’offraient sans un mot une douceur confectionnée ou une poignée de main. Je suivais les réfugiés (…) dans leurs déambulations et conversations diurnes puis reprenais chaque soir la veillée silencieuse. Cette dernière était-elle du « terrain » ? Je pense que ces réfugiés cherchaient à retrouver ou à sauver quelque chose d’eux-mêmes en traversant ainsi leur deuil, leur peur, leur désarroi et l’empreinte de la violence en eux. Le silence et la pénombre leur restituaient une liberté, les limites de leur espace intérieur dévasté, tout en les soustrayant à l’implacable dictature du regard et de la parole d’autrui, aux questions et à la monotonie impuissante des réponses. Le partage du silence semblait être le seul moyen possible de retisser un lien ténu mais non contraint avec les semblables. » (p.101)

Source : Anne-Marie Losonczy, « De l’énigme réciproque au co-savoir et au silence » : figures de la relation ethnographique », page 101, in Christian Ghasarian (dir.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexiveArmand Colin, 2002.

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Hatzfeld et le souvenir des rescapés

« Le rescapé, il a tendance à ne plus se croire réellement vivant, c’est-à-dire celui qu’il était auparavant, et d’une certaine façon, il vit un peu de ça »

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Le génocide Rwandais. Des rescapés qui ne peuvent échapper au souvenir. Des images et des visages qui hantent leurs nuits et leurs jours, qui brouillent les frontières du réel. Le mal de vivre avec cet impossible oubli, le besoin d’en parler. Nous reproduisons ici quelques extraits de témoignages recueillis par Jean Hatzfeld.

Voir aussi Appelfeld sur vie et mort.


« Un génocide, c’est un film qui passe tous les jours devant les yeux de celui qui en a réchappé et qu’il ne sert à rien d’interrompre avant la fin. » (p.213)


« Souvent je regrette le temps gâché à penser à ce mal. Je me dis que cette peur nous ronge le temps que la chance nous a préservé. » (p.226)


« Le rescapé, il a tendance à ne plus se croire réellement vivant, c’est-à-dire celui qu’il était auparavant, et d’une certaine façon, il vit un peu de ça ». (p.113)


« Chez le rescapé, je crois que quelque chose de mystérieux s’est bloqué au plus profond de son être pendant le génocide. Il sait qu’il ne va jamais savoir quoi. Alors il veut en parler tout le temps. Il y a toujours quelque chose de nouveau à dire et à écouter. » (p.112)


Quand je me retrouve seule au champ, j’ai tendance parfois à revoir ça avec trop de chagrin. Alors je pose la houe et je vais chez des avoisinants pour bavarder. On chante, on se partage un jus et ça me fait du bien. » (p.31)


« On parle des tueries presque tous les jours avec les voisins, sinon on en rêve la nuit. (…). Parfois on blague de tout ça, on rit, et quand même on revient, à la fin, sur les instants fatals. »  (p.43)

« Quand on a vécu en vrai un cauchemar éveillé, on ne trie plus comme auparavant les pensées de jour et les pensées de nuit. Depuis le génocide, je me sens toujours poursuivie, le jour, la nuit. Dans mon lit je me tourne contre les ombres ; sur le chemin, je me retourne sur des silhouettes qui me suivent. J’ai peur pour mon enfant quand je croise des yeux inconnus. Parfois je rencontre le visage d’un interahamwe près de la rivière et je me dis : « Tiens, Francine, cet homme, tu l’as déjà vu en rêve », et me souviens seulement après, que ce rêve était ce temps, bien éveillé, du marais. » (p.46)


« Des visages d’amis ou de parents s’effacent, mais cela ne veut pas dire qu’on les néglige peu à peu. On n’oublie rien. Moi il m’arrive de passer plusieurs semaines sans revoir les visages de mon épouse et de mes enfants défunts, alors que j’en rêvais toutes les nuits auparavant. Mais pas un seul jour je n’oublie qu’ils ne sont plus là, qu’ils ont été coupés, qu’on a voulu nous exterminer, que des avoisinants de longue date se sont transformés en animaux en quelques heures. Tous les jours je prononce le mot « génocide. » (p.112)


Source : Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, récits des marais Rwandais, Points, 2002. Photographies de Raymond Depardon.

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Barthes sur la lecture

« La relecture seule sauve le texte de la répétition (…) »

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Pour Roland Barthes l’oeuvre n’a pas un sens unique, figé pour toujours. Un sens qui serait défini par la seule volonté de son créateur, ou par celle d’un lecteur savant, fut-il critique professionnel, ou même par une lecture unique. L’oeuvre est riche d’une pluralité débordante. Roland Barthes nous invite à oublier l’auteur autoritaire autant que le lecteur univoque et la lecture unique, pour laisser le passage à des lectures, créatrices et multiples, où l’on investit une et mille fois le texte de son propre imaginaire, en pénétrant dans ce qu’il a d’ouvert, de non determiné, de non écrit. En s’en enrichissant et en l’enrichissant chaque fois d’un apport personnel.

Voir aussi : Ouaknin sur la lecture« Macé sur lecture et vie« , « Manguel sobre lectura silenciosa« , « Manguel sobre lectura y mundo« , Rilke sur le désir d’écrire.


« La relecture seule sauve le texte de la répétition (ceux qui négligent de relire s’obligent à lire partout la même histoire), le multiplie dans son divers et son pluriel ». (p.22)

 » (…) le travail du commentaire, dès lors qu’il se soustrait à toute idéologie de la totalité, consiste précisément à malmener le texte, à lui couper la parole » (p. 21-22)

« L’Auteur lui-même —déité quelque peu vétusté de l’ancienne critique — peut, ou pourra un jour constituer un texte comme les autres : il suffira de renoncer à faire de sa personne le sujet, la butée, l’origine, l’autorité, le Père, d’où dériverait son œuvre, par une voie d’expression ; il suffira de le considérer lui-même comme un être de papier et sa vie comme une bio-graphie (au sens étymologique du terme), une écriture sans réfèrent, (…) » (p. 217).

« Le texte est en somme en somme un fétiche ; et le réduire à l’unité du sens, par une lecture abusivement univoque, c’est couper la tresse, c’est esquisser le geste castrateur » (p. 166).

Source : Roland Barthes, S/Z, Éditions du Seuil/Tel Quel, 1970.

 

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Kafka sur lui-même

 « Aujourd’hui je n’ose même pas me faire des reproches. Criés à l’intérieur de ce jour vide, leur écho vous soulèverait le cœur »

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Quelques aspects de la personnalité de Kafka, tel qu’il se dévoile dans certains passages de son Journal. Sa tendance à l’auto-dénigrement, voire à s’y complaire. Ses doutes aussi sur ses propres capacités, son manque de volonté, et cette invraisemblable peur alimentaire de se consacrer entièrement à ce qu’il aimait le plus, la littérature. L’humain que nous sommes tous, derrière un écrivain unique.

Voir aussi Shopenhauer sur la liberté du vouloir, Mann sur hypnotisme et volonté de décider.


« Car je suis de pierre, je suis comme ma propre pierre tombale, il n’y a là aucune faille possible pour le doute ou pour la foi, pour l’amour ou la répulsion, pour le courage ou pour l’angoisse, en particulier ou en général, seul vit un vague espoir, mais pas mieux que ne vivent les inscriptions sur les tombes » (p.17).

« Comment j’aimerais expliquer le sentiment de bonheur qui m’habite de temps à autre, maintenant par exemple. C’est véritablement quelque chose de mousseux qui me rempli de tressaillements légers et agréables, et me persuade que je suis doué de capacités dont je peux à tout instant, et même maintenant, me convaincre en toute certitude qu’elles n’existent pas » (p.18)

« Aujourd’hui je n’ose même pas me faire des reproches. Criés à l’intérieur de ce jour vide, leur écho vous soulèverait le cœur » (p22).

« (…) la littérature ne pourrait pas me faire vivre, ne serait-ce qu’à cause de la lenteur de ma production et du caractère particulier de mes écrits. De plus ma santé et mon caractère m’empêchent également de me résoudre à une vie qui ne pourrait être qu’incertaine dans les meilleurs des cas. Voilà pourquoi je suis devenu fonctionnaire dans une compagnie d’assurances » (p.48)

Source : Franz Kafka, Journal, Le Livre de Poche, 2010.

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Freud sur égoïsme et amour

« C’est lui-même que l’enfant aime tout d’abord ; il n’apprend que plus tard à aimer les autres, à sacrifier à d’autres une partie de son moi.« 
HuiroOn dit que l’amour et la haine sont des sentiments liés, que l’on peut passer de l’un à l’autre. Qu’en est-il de l’amour et de l’égoïsme ? A ce propos une citation de Freud expliquant que l’amour de l’autre est lié à l’égoïsme du jeune âge. Elle nous a été proposée par notre correspondante Sol avec un commentaire que nous incluons plus bas. 

« C’est l’enfant dans ses premières années, qui se trouvent plus tard voilées par l’amnésie, c’est l’enfant, disons-nous, qui fait souvent preuve au plus haut degré de cet égoïsme, mais qui en tout temps en présente des signes ou, plutôt, des restes très marqués. C’est lui-même que l’enfant aime tout d’abord ; il n’apprend que plus tard à aimer les autres, à sacrifier à d’autres une partie de son moi. Même les personnes que l’enfant semble aimer dès le début, il ne les aime tout d’abord que parce qu’il a besoin d’elles, ne peut se passer d’elles, donc pour des raisons égoïstes. C’est seulement plus tard que l’amour chez lui se détache de l’égoïsme. En fait, c’est l’égoïsme qui lui enseigne l’amour. » (p.243)

Source : Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, 1922 , Payot, p.243.

Le commentaire de Sol :

Cette citation m’a fait penser qu’il suffirait qu’un enfant ne soit pas autorisé par ceux qui s’occupent de lui à cet égoïsme illimité, pour que l’apprentissage de l’amour lui soit difficile. Cela me ramène à une citation de Winnicott qui m’avait marquée : « Pour que, dans sa relation au monde, le nourrisson puisse recevoir sans voracité et donner sans colère, il faut qu’on s’occupe de lui de manière satisfaisante dans les premiers temps de sa vie. » (D.W.Winnicott, L’enfant, la psyché et le corps,1999, Payot, p.60). Autrement, je crois, la colère et la voracité peuvent ensuite se perpétuer sous diverses formes chez l’adulte.

 

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Scorza y destrucción

« La Compañía » construyó un ferrocarril, transportó maquinarias mitológicas y levantó en La Oroya, mil metros más abajo, una fundición cuya pura chimenea asfixiaba a los pájaros en cincuenta kilómetros. »

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Destrucción de la naturaleza andina, de las vetas y de los pueblos cordilleranos. Es una historia sin fin la que cuenta aquí Manuel Scorza. Pasó ayer, pasa hoy y seguirá quizás pasando hasta que la cordillera ya sin entrañas desinfle sus pezones nevados y se derrumbe en una larga cadena de estériles deshechos.

Ver también Arguedas, la piedra y el aguaOrtega y Gasset sur l’autodestruction y Canetti sur l’autodestruction.


« Hacia 1903 les vetas se agotaron. Cerro de Pasco, tan orgullosa de sus doce viceconsulados falleció. Mineros, comerciantes, restauranteros y putas la abandonaron. Cerro, pues, se despobló. El vago censo departamental de 1895 enumera tres mil doscientas veintidós casas (…). Poco a poco Cerro volvió al páramo. En 1900 ya sólo quedaban una cuantas casas acurrucadas alrededor de Plaza Carrión, cuando una víspera de Semana Santa llegó un gigante rubio de alegres ojos azules, de llameante barba, estupendo para comilonas y borracheras. Era un ingeniero, un formidable fornicador que desde el comienzo se mezcló y simpatizó con la gente. (…). El gringo anduvo unos meses recogiendo muestras y mejorando la raza. La gente se le encariñó. Infortunadamente, el pelirrojo enloqueció. Una tarde, unas tres de la tarde, entró al « Valiente de Huandoy », una cantinita de mala muerte donde sobrevivía un cajón de whisky de los buenos tiempos. (…). Al atardecer salió a la calle a repartir whisky. A las siete lo visitaron los diablos azules. Quizás se excedió en las copas; quizás lo afectó, finalmente, la altura: comenzó a reírse como embrujado. La gente siguió bebiendo —se emborrachaba a costillas del cómico—, pero poco a poco, a medida que la risa se convertía en una catarata de carcajadas, en un espumoso mar de risas, en una marejada de burlas, se asustaron y salieron. No había por qué. Una hora después, el de la inolvidable barba crepuscular se secó las lágrimas, depositó un montoncito de libras de oro y salió del « Valiente de Huandoy ». No volvió nunca más.

« El dueño de aquella carcajada se reía de los mineros y cateadores de cuatrocientos años, de Cerro de Pasco, del viento que se lleva las casas, de las nevadas de a metro, de la lluvia interminable, de los muertos que tiritaban de frío, de la soledad. ¡Había descubierto debajo de las vetas agotadas el más fabuloso filón de la minería americana! (…)

« En 1903 vino a establecerse la « Cerro de Pasco Corporation ». Eso es harina de otro costal. La « Cerro de Pasco Corporation Inc. in Delaware », conocida simplemente aquí como « La Cerro o « La Compañía », demostró que el escultor de la inolvidable carcajada, el legendario barba de chivo sabía de qué se reía. « La Compañía » construyó un ferrocarril, transportó maquinarias mitológicas y levantó en La Oroya, mil metros más abajo, una fundición cuya pura chimenea asfixiaba a los pájaros en cincuenta kilómetros. (…). Los balances de la « Cerro de Pasco Corporation » muestran que, en realidad, el de la barba crepuscular sólo se permitió una risita. En poco más de cincuenta años, la edad de Fortunato, la « Cerro de Pasco Corporation » desentrañó más de quinientos millones de dólares de utilidad neta.

« Nadie podía imaginarlo en 1900. « La Compañía », que pagaba salarios delirantes de dos soles, fue acogida con alegría. Una muchedumbre de mendigos, de prófugos de las haciendas, de abigeos arrepentidos, hirvió en Cerro de Pasco. Sólo meses después se percibió que el humo de la fundición asesinaba a los pájaros. Un día se comprobó también que trocaba el color de los humanos: los mineros comenzaron a cambiar de color; el humo propuso variantes: caras rojas, caras verdes, caras amarillas. Y algo mejor: si un cara azul se matrimoniaba con una cara amarilla les nacía una cara verde. (…). Circularon rumores. La « Cerro Pasco » mandó pegar un boletín en todas las esquinas: el humo no dañaba. (…). El Obispo de Huánuco sermoneó que el color era una caución contra el adulterio. Si una cara anaranjada se ayuntaba con una cara roja, de ninguna manera podía salirles una cara verde: era una garantía. » (p. 82 a 84).

Fuente : Manuel Scorza, Redoble por Rancas, Círculo de Lectores, 1984. Páginas 82 a 84.

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Arguedas, la piedra y el agua.

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« En la oscura calle, en el silencio, el muro parecía vivo, sobre la palma de mis manos llameaba la juntura de las piedras que había tocado »

La vida, la piedra, los ríos. La visión quechua de la naturaleza, su poesía y su magia, contada aquí por José María Arguedas. Interesante contraposición de la piedra incaica, lisa y natural, con la piedra cortada y tallada del conquistador español.

Ver también Scorza y destrucción.


« Caminé frente al muro, piedra tras piedra. Me alejaba unos pasos, lo contemplaba y volvía a acercarme. Toqué las piedras con mis manos; seguí la línea ondulante, imprevisible, como la de los ríos, en que se juntan los bloques de roca. En la oscura calle, en el silencio, el muro parecía vivo, sobre la palma de mis manos llameaba la juntura de las piedras que había tocado » (p.11)

« Eran más grandes y extrañas de cuanto había imaginado las piedras del muro incaico; bullían bajo el segundo piso encalado que por el lado de la calle angosta, era ciego. Me acordé, entonces, de las canciones quechuas que repiten una frase patética constante: « yawar mayu », río de sangre; « yawar unu« , agua sangrienta; « puk’tik, yawar k’ocha« , lago de sangre que hierve; « yawar wek’e« , lágrimas de sangre. ¿Acaso no podría decirse « yawar rumi », piedra de sangre, o « puk’tik, yawar rumi« , piedra de sangre hirviente? Era estático el muro pero hervía por todas sus líneas y la superficie era cambiante, como la de los ríos en el verano, que tienen una cima así, hacia el centro del caudal, que es la zona temible, la más poderosa. Los indio llaman « yawar mayu » a esos ríos turbios, porque muestran con el sol un brillo en movimiento, semejante al de la sangre. También llaman « yawar mayu » al tiempo violento de las danzas guerreras, al momento en que los bailarines luchan.

— ¡Puk’tik, yawar rumi! —exclamé frente al muro, en voz alta.

Y como la calle seguía en silencio, repetí la frase varias veces.  » (p. 11-12)


—Papá -le dije-. Cada piedra habla. Esperemos un instante.

—No oiremos nada. No es que hablan. Estás confundido. Se trasladan a tu mente y desde allí te inquietan.

—Cada piedra es diferente. No están cortadas. Se están moviendo.

Me tomó del brazo.

—Dan la impresión de moverse porque son desiguales, más que las piedras de los campos. Es que los incas convertían en barro la piedra. Te lo dije muchas veces.

—Papá, parece que caminan, que se revuelven, y están quietas.

Abracé a mi  padre. Apoyándome en su pecho contemplé nuevamente el muro. » (p.12-13)


« —  ¿Cantan de noche las piedras?

— Es posible.

— Como las más grandes de los ríos y de los precipicios. Los incas tendrían la historia de todas las piedras con « encanto » y las harían llevar para construir la fortaleza. ¿Y éstas con que levantaron la catedral?

—Los españoles las cincelaron. Mira el filo de la esquina de la torre.

Aún en la penumbra se veía el filo; la cal que unía cada piedra labrada lo hacía resaltar.

— Golpeándolas con cinceles les quitarían el « encanto ». » (p. 15)


« Las grandes piedras detienen el agua de esos ríos pequeños; y forman los remansos, las cascadas, los remolinos, los vados. Los puentes de madera o los puentes colgantes y las oroyas, se apoyan en ellas. En el sol brillan. Es difícil escalarlas porque casi siempre son compactas y pulidas. Pero desde esas piedras se ve cómo se remonta el río, cómo aparece en los recodos, cómo en sus aguas se refleja la montaña. Los hombres nadan para alcanzar las grandes piedras, cortando el río llegan a ellas y duermen allí. Porque de ningún otro sitio se oye mejor el sonido del agua. En los ríos anchos y grandes no todos llegan hasta las piedras. Sólo los nadadores, los audaces, los héroes; los demás, los humildes y los niños se quedan; miran desde la orilla, cómo los fuertes nadan en la corriente, donde el río es hondo, cómo llegan hasta las piedras solitarias, cómo las escalan, con cuanto trabajo, y luego se yerguen para contemplar la quebrada, para aspirar la luz del río, el poder con que marcha y se interna en las regiones desconocidas. » (p.29-30)

Fuente : José María Arguedas, Los ríos profundos, Editorial Losada/Alianza Editorial, 1981.

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Enríquez Gómez sur l’Inquisition

« tous sont labyrinthes de cupidité, où se perdent les âmes dépravées »

tronc et pierreLes horreurs de la persécution religieuse, thème majeur de l’oeuvre d’Antonio Enríquez Gómez, poète espagnol du XVII siècle. Il appartenait à l’une des dernières familles de nouveaux-chrétiens espagnols pratiquant un judaïsme clandestin, en pleine Inquisition. Enríquez Gómez a dû s’exiler un temps en France, avant de retourner en Espagne sous une fausse identité et de périr dans les geôles de l’Inquisition.

Ses dénonciations il ne pouvait les faire qu’à mots couverts. Ce sont des métaphores qui résonnent, aujourd’hui, à quatre siècles de distance.

Une traduction libre de Traces, suivie de l’original en espagnol.


« Après ton opportun départ                                                                                                      la mer  s’est affolée comme jamais                                                                                        dans un fracas qui résonne encore.

Elle n’est plus la patrie maison sûre, non,                                                                             mais flots errants qui se lèvent et hurlent,                                                                          langues agitées sans vent et sans raison.

C’est une sombre béance sans fin ;                                                                                         l’amitié est morte, l’ami n’est plus                                                                                           rien ne compte sous le joug

De chaque mot l’ennemi est à l’affût                                                                              chacun guette l’ heure de trahir                                                                                             converser sans témoins, impossibilité.

Des ambitions tyranniques cheminent,                                                                                 qui comblées à leur façon                                                                                                        obtiennent des bénédictions.

C’est des Troies, mais pas en braises                                                                                    tous sont labyrinthes de cupidité,                                                                                         où se perdent les âmes dépravées. »


Después de tu partida venturosa                                                                                       El mar se alvorotó de tal manera                                                                                   Que aun dura su borrasca lastimosa.

Ya no es la patria, no, segura sphera ;                                                                                 es un errante piélago furioso,                                                                                             sin viento brama, y sin razón se altera

Es un baxío, eterno y peligroso ;                                                                                       ya murió la amistad : ya no ay amigo :                                                                   derribó el ynterés el más famoso

Cada palabra alcança un enemigo :                                                                            todos buscan aleves ocasiones,                                                                                            y no ay conversación sin un testigo.

Andan tiraniçadas ambiciones,                                                                                           y son de tal manera conquistadas,                                                                                 que se alcançan con ellas bendiciones.

Todos son Troyas, pero no abrasadas :                                                                         todos son laberintos de codicia,                                                                                   donde se pierden almas depravadas.

Source : Antonio Enríquez Gómez, Academias morales de las Musas, 1642, pages 415-418. Cité par I.S. Revah, Antonio Enríquez Gómez, un écrivain marrane, 2003, Chandeigne ; page 290.

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Flaubert sur la casquette

« Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires … »

Traces colorées sur murTraces a publié des collaborations sur le ton implicitement incestueux employé par Proust dans le passage sur la madeleine (Kristeva sur la madeleine de ProustProust sur les petites madeleines). Je suggère d’ajouter à ce dossier la casquette dont Charles Bovary a été affublé par sa mère. La description qui en est faite par Flaubert est en tout cas suffisamment étrange pour se poser la question. Est-ce la métaphore d’un phallus ? C’est bien sûr une affaire d’interprétation, mais il n’en reste pas moins qu’au bout de cette casquette pend une sorte de gland.

Une collaboration signée Chemine.


« Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par un bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’ou pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. » (p.2)

Source : Gustave Flaubert : Madame Bovary, Ebooks libres et gratuits, 2004. Page 2.

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Rosset sur religion et violence

« Je ne crois pas qu’une conception religieuse ait jamais été à l’origine d’un conflit armé et sanglant (…) »

Prise de teteDans un texte de 2009, Clément Rosset s’interroge sur une question de grande actualité :  la relation entre violence et religion, en inversant la relation de causalité souvent mise en avant. Ce ne serait pas la religion qui pousse à la violence, mais une hargne et une violence premières qui utiliseraient la religion comme alibi. 

Voir aussi Freud sur la guerre, Einstein sur la guerre, Zweig sur la guerre, Un soldat sur la guerreNietzsche sur jeunesse et explosivité, Mann sur hypnotisme et volonté de décider.


 » (…) si l’on songe à la religion, chrétienne ou autre, pour expliquer le fanatisme qui préside à la dénonciation de la faute et à la répression du bonheur, considéré comme péché, il me semble qu’on fait entièrement fausse route, confondant la cause avec ce qui n’en est que le symptôme. (…) Montaigne et tous les esprits pénétrants ont toujours considéré le fanatisme et la haine comme la cause : la religion, ou un certain usage de la religion, comme un prétexte propre à mettre ceux-ci en situation d’alibi sous le couvert de la religion qui les aurait inspirés et qui a en l’occurrence assez bon dos. Je ne suis pas hargneux parce que je défends telle religion, je défends telle religion parce que je suis hargneux et que la religion m’aide à mettre ma hargne en pratique (et j’aurais pu aussi bien, pour exprimer ma haine choisir un autre étendard que cette religion-ci — à laquelle, soit dit en passant, je ne crois pas plus que cela). (…). La dénonciation chronique des méfaits du monothéisme, telle celle à laquelle s’emploie aujourd’hui sans s’essouffler Michel Onfray, est une illustration exemplaire de cette confusion intellectuelle et de la simplicité d’esprit qu’elle implique. » (p. 86-87)

« Je ne crois pas qu’une conception religieuse ait jamais été à l’origine d’un conflit armé et sanglant, mais pense plutôt que des intentions sanglantes et meurtrières ne se sont jamais servies des opinions religieuses que comme des prétextes à des fins politiques et ou d’extension du pouvoir » (p.88)

Source : Clément Rosset, Le souverain bien in Tropiques, Éditions de Minuit, 2010. Pages 86-87, 88.

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