Mann sur la volonté de décider

 » (…) les détails grotesques étaient suivis par un public hilare qui hochait la tête, applaudissait, se frappait les genoux, visiblement sous l’empire d’une personnalité puissante et sûre ».

maison enchantéeDes situations qui nous amènent à renoncer à notre volonté de décider ? Un spectacle d’hypnotisme, par exemple, semble répondre Thomas Mann dans sa nouvelle « Mario et le magicien » publiée en 1930. L’hypnotiseur Cipolla jouissant de son pouvoir asservit et souille son public dans une station balnéaire italienne. Mais en réalité Mann nous montre ici l’emprise qu’une personnalité forte peut exercer sur la masse. Une parabole en fait du fascisme, inspirée par un séjour familial dans l’Italie Mussolinienne.  

Très troublant pour un regard actuel le fait que Mann ait choisi un spectacle -le divertissement donc- pour cette allégorie. Le divertissement, quand il devient omniprésent comme de nos jours, peut-il suffire à écraser la volonté des individus?

Voir aussi : Pascal sur le divertissement, Shopenhauer sur la liberté du vouloir, Besnier sur la « zombification », Gianinni sobre el aburrimiento, Baudelaire sur l’ennui.


« Il choisissait dans un jeu, sans les montrer, trois cartes qu’il cachait dans la poche intérieure de sa redingote ; il présentait le second jeu à quelqu’un, et la personne en tirait précisément les trois mêmes cartes, — pas toujours parfaitement les mêmes, mais dans la plupart des cas, Cipolla triomphait lorsqu’il montrait au public ses trois cartons. Il remerciait alors négligemment des applaudissements par lesquels on reconnaissait, bon gré, mal gré,  la force dont il faisait preuve. Un jeune homme du premier rang, à notre gauche, Italien au visage fièrement taillé, se leva et se déclara décidé à choisir clairement selon sa volonté et à résister consciemment à toute influence de quelque sorte qu’elle fût. Quelle issue Cipolla prévoyait dans ces conditions ? « Vous aller ainsi, répondit le cavalière, me rendre ma tâche un peu plus difficile. Votre résistance ne changera rien au résultat. La liberté existe, la volonté existe, mais la liberté de volonté n’existe pas, car la volonté qui tend à sa liberté frappe dans le vide. Vous êtes libre de tirer ou ne pas tirer la carte. Mais si vous tirez, vous tirerez la bonne, d’autant plus sûrement que vous chercherez davantage à agir librement ». » (p.93-94)

 « Au diable de savoir dans quelle mesure Cipolla soutenait ses dons naturels par des trucs mécaniques et des petits tours de prestidigitation. Si on admet un tel amalgame, la curiosité de tous les spectateurs s’accordait à jouir d’un divertissement extraordinaire et à reconnaitre un talent professionnel que personne ne niait. Lavora bene ! Nous entendîmes plusieurs fois cette constatation dans notre voisinage, ici et là ; elle révélait la victoire de l’équité objective sur l’antipathie et la silencieuse révolte. » (p.94)

 » (…) on assista à tout ce que peut offrir ce domaine inquiétant de la nature, depuis les phénomènes les plus insignifiants jusqu’aux plus monstrueux ; les détails grotesques étaient suivis par un public hilare qui hochait la tête, applaudissait, se frappait les genoux, visiblement sous l’empire d’une personnalité puissante et sûre ; toutefois, à ce qu’il me parut, du moins, cela n’allait pas sans un sentiment d’aversion pour ce qu’il y avait de déshonorant pour chacun et pour tous, dans les triomphes de Cipolla. » (p.101)

Source : Thomas Mann, Mario et le magicien, GF Flammarion, 1983. Pages 93, 94, 101.

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Rilke sur le désir d’écrire

« Aussi, cher Monsieur n’ai-je pu vous donner d’autre conseil que celui-ci : entrez en vous-même, sondez les profondeurs où votre vie prend sa source. C’est là que vous trouverez réponse à la question : devez-vous créer ? »

Femme en montagneSuis-je poète ? Dois-je écrire ? M’aimera-t-on? Ces questions posées à Rainer-Maria Rilke par un jeune homme il y a plus d’un siècle, ont donné lieu à l’un des ses plus célèbres ouvrages : « Lettres à un jeune poète ».

Traces reproduit ici des extraits de la première lettre, datée de février 1903 alors que Rilke n’avait que vingt-huit ans. Bien que teinté du goût de Rilke pour la solitude et de son penchant mélancolique, le propos est sans doute à méditer par ceux qui se posent aujourd’hui les mêmes questions. 

Voir aussi Bachelard sur la maison, Shulz sur la maison, Chamoiseau sur maison et enfance, Bataille sur la création artistique, Camus sur le pétale de rose, Proust sur les petites madeleines.


« Je n’entrerai pas dans la manière de vos vers, toute préoccupation critique m’étant étrangère. D’ailleurs, pour saisir une oeuvre d’art, rien n’est pire que les mots de la critique. Ils n’aboutissent qu’à des malentendus plus ou moins heureux. Les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire, comme on voudrait nous le faire croire. Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée. Et plus inexprimables que tout sont les oeuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe.  » (p. 21-22)

« Vous demandez si vos vers sont bons. Vous me le demandez à moi. Vous l’avez déjà demandé à d’autres. Vous les envoyez aux revues. Vous les comparez à d’autres poèmes et vous vous alarmez quand certaines rédactions écartent vos essais poétiques. Désormais (puisque vous m’avez permis de vous conseiller), je vous prie de renoncer à tout cela. Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. » (p. 22-23)

« Pour le créateur rien n’est pauvre, il n’est pas de lieux pauvres, indifférents. Même si vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne resterait-pas votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor de souvenirs ? Tournez là votre esprit. Tentez de mettre à flot de ce vaste passé les impressions coulées. Votre personnalité se fortifiera, votre solitude se peuplera et vous deviendra comme une demeure aux heures incertaines du jour, fermée aux bruits du dehors. Et si de ce retour en vous-même, de cette plongée dans votre propre monde, des vers vous viennent, alors vous ne songerez pas à demander si ces vers sont bons. Vous n’essaierez pas d’intéresser des revues à vos travaux, car vous en jouirez comme d’une possession naturelle qui vous sera chère, comme d’un de vos modes de vie et d’expression. Une oeuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité. C’est la nature de son origine qui la juge. Aussi, cher Monsieur n’ai-je pu vous donner d’autre conseil que celui-ci : entrez en vous-même, sondez les profondeurs où votre vie prend sa source. C’est là que vous trouverez réponse à la question : devez-vous créer ? De cette réponse recueillez le son sans en forcer le sens. Il en sortira peut-être que l’Art vous appelle. Alors prenez ce destin, portez-le,  avec son poids et sa grandeur, sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors. Car le créateur doit être tout un univers pour lui-même, tout trouver en lui-même et dans cette part de la Nature à laquelle il s’est joint. » (p.24 à 26)

Source : Rainer-Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Grasset, 2003. Pages 21 à 26.

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Ionesco sur la vacuité

« C’est un bon médecin. On peut avoir confiance en lui. Il ne recommande jamais d’autres médicaments que ceux dont il a fait l’expérience sur lui-même. Avant de faire opérer Parker, c’est lui d’abord qui s’est fait opérer du foie, sans être aucunement malade. »

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La pièce « La cantatrice chauve » d’Eugène Ionesco se joue à Paris depuis 1957, sans discontinuer. D’où vient cette étonnante pérennité? De la vacuité des personnages, sans doute. Des automates qui tiennent des propos vides, parce que leur tête est vide. Illustration dans les extraits proposés plus bas.

Des personnages analogues, on en voit souvent dans notre quotidien. Propos vides, absence d’imaginaire propre. Sauf que dans leur cas, les têtes ne sont pas vides: elles sont bourrées d’un imaginaire d’emprunt, imposé par les médias et la connectivité. Mais la banalité reste affligeante.

Les personnages de Ionesco rappellent aussi ceux du roman « Des arbres à abattre » de Thomas Bernhard (Bernhard sur le monde artistique) dont les personnages tiennent aussi des propos banaux -le dialogue sur le gant perdu est à cet égard un petit bijou. Mais, à nouveau, ce n’est pas qu’ils ont la tête vide : c’est qu’ils n’osent pas dire ce qu’ils ont dans la tête. Ce serait inconvenant, ils sont pleins de jalousie, d’égoïsme et de méchanceté contenue. 

Une collaboration signée Harrydel.

Voir aussi Besnier sur la « zombification » ; Nizon sur l’écriture sans idées  Walser sur la saucisse ; Bernhard sur le monde artistique


Mme SMITH : Tiens il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l’eau anglaise. Nous avons bien mangé ce soir. C’est parce que nous habitons dans les environs de Londres et notre nom est Smith.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

Mme SMITH : Les pommes de terre sont très bonnes avec le lard, l’huile de la salade n’était pas rance. L’huile de l’épicier du coin est de bien meilleure qualité que l’huile de l’épicier d’en face, elle même de meilleure qualité que l’huile de l’épicier du bas de la côte. Mais je ne veux pas dire que leur huile à eux soit mauvaise.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

Mme. SMITH : Mary a bien cuit les pommes de terre cette fois-ci. La dernière fois elle ne les avait pas bien fait cuire. Je ne les aime que lorsqu’elles sont bien cuites.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

Mme. SMITH : Le poisson était frais. Je m’en suis léché les babines. J’en ai pris deux fois. Non trois fois. Ça m’a fait aller aux cabinets. Toi aussi tu en a pris trois fois. Cependant, la troisième fois tu en a pris moins que les deux premières fois, tandis que moi j’en ai pris beaucoup plus. J’ai mieux mangé que toi ce soir. Comment ça se fait ? D’habitude c’est toi qui manges le plus. Ce n’est pas l’appétit qui te manque.

M. SMITH, fait claquer sa langue.

(…)

Mme. SMITH : Mrs. Parker connaît un épicier roumain, nommé Popesco Rosenfeld, qui vient d’arriver de Constantinople. C’est un grand spécialiste en yaourt. Il est diplômé de l’école de fabricants de yaourt d’Andrinople. J’irai demain lui acheter une grande marmite de yaourt roumain folklorique. On n’a pas souvent des choses pareilles ici, dans les environs de Londres.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

Mme. SMITH : le yaourt est excellent pour l’estomac, les reins, l’appendicite et l’apothéose. C’est ce que m’a dit le docteur Mackenzie-King qui soigne les enfants de nos voisins, les Johns. C’est un bon médecin. On peut avoir confiance en lui. Il ne recommande jamais d’autres médicaments que ceux dont il a fait l’expérience sur lui-même. Avant de faire opérer Parker, c’est lui d’abord qui s’est fait opérer du foie, sans être aucunement malade.

M. SMITH : Mais alors comment se fait-il que le docteur s’en soit tiré et que Parker en soit mort ?

Mme. SMITH : Parce que l’opération a réussi chez le docteur et n’a pas réussi chez Parker.

M. SMITH : Alors Mackenzie n’est pas un bon docteur. L’opération aurait dû réussir chez tous les deux ou alors tout les deux auraient dû succomber.

Source : Eugène Ionesco, La cantatrice chauve, Folio Théâtre/Gallimard, 2014. Scène 1, pages 41-42 et 44-45.

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Bernhard sur le monde artistique

« On a toujours dit et affirmé que le professeur de lycée Anna Schreker était la Gertrude Stein autrichienne ou la Marianne Moore autrichienne, alors qu’elle n’a jamais été que la Schreker autrichienne, une écrivassière de quartier atteinte de mégalomanie à la viennoise. »

bouteilles Danie Blic
Détail dune ouvre de Danie Blic

Méchant, acide. Et en même temps, drôle et fin. « Des arbres à abattre », un roman où Thomas Bernhard s’en prend violemment au monde artistique Viennois des années 1980, qualifié de « canaille artistique urbaine ». Le propos du narrateur est outrancier mais fascine. Probablement parce qu’il caresse dans le sens du poil notre propre méchanceté, mais surtout en raison d’un style d’écriture enivrant qui donne au texte un rythme musical, les mots se répétant comme le refrain des chansons. Le lecteur est pris dans un tourbillon dont il peine à s’arracher.

Dans les extraits proposés ici on pourra apprécier la cruelle ironie Bernhardienne, ainsi que son art de la répétition. Sur ce dernier un bref commentaire met en lumière la question du rythme.

Une collaboration signée Harrydel.


Extraits tirés de Thomas Bernhard, Des arbres à abattre.Une irritation, Folio-Gallimard, 2013. Pages 140, 148, 184.

« La Auersberger, qui avait fait apporter à table un deuxième plat de sandre, estima qu’il était tout de même regrettable que le comédien du Burg eût perdu un gant sur le chemin de la Gentzgasse, perdre un gant, estima-t-elle, était aussi grave que de perdre les deux, car un seul gant n’avait aucune valeur. Oui estimèrent ceux qui étaient à table, tous avaient un jour perdu un gant et pensé la même chose. Mais qui sait, dit la Auersberger, peut-être que quelqu’un avait ramassé et rendu le gant. Oui, rendu, mais à qui ? demanda Auersberger à sa femme, et sur ce il avait éclaté de rire, ce qui avait incité les autres à rire également, et ils rirent donc de la question adressée par Auersberger à sa femme, à savoir qui avait rendu ou allait rendre le gant perdu, et à qui, et là-dessus, chacun raconta à table sa propre histoire de gant, car chacun à table avait un jour perdu un de ses gants et avait trouvé la perte de ce seul gant aussi fâcheuse que la perte de deux gants faisant la paire. Aucun d’entre eux n’avait d’ailleurs jamais retrouvé le gant perdu, aucun de ces gants perdus, déclarèrent-ils, n’avait jamais été rendu » (p.140)

« On a toujours dit et affirmé que le professeur de lycée Anna Schreker était la Gertrude Stein autrichienne ou la Marianne Moore autrichienne, alors qu’elle n’a jamais été que la Schreker autrichienne, une écrivassière de quartier atteinte de mégalomanie à la viennoise ; et je pensai maintenant que le professeur de lycée Anna Schreker a aussi commencé à écrire dans les années cinquante et qu’elle a suivi plus ou moins la même voie que la Jeannie Billroth, à savoir la voie sur laquelle un jeune talent se mue en artiste honteusement asservi à l’Etat, sur laquelle une jeune femme écrivant une prose rétrograde se mue en rombière écrivant une prose rétrograde, la voie moyenne et non la voie du génie, comme je le pense maintenant, celle là même sur laquelle la Jeannie Billroth, d’abord obsédée par Virginia Woolf, n’a pas tardé à se prendre pour Virginia Woolf en personne, tout comme la Schreker, d’abord obsédée par Marianne Moore et Gertrude Stein, n’a pas tardé à se prendre pour Marianne Moore ou pour Gertrude Stein en personne. Toutes deux, la Jeannie et la Schreker, ainsi d’ailleurs que le compagnon de vie de cette dernière, se sont très tôt et hélas très scrupuleusement détournées de leurs visions initiales et de leurs desseins initiaux et de leurs passions initiales pour se rallier, en fait de littérature, à l’art abominable de ceux qui veulent seulement complaire à l’Etat ; tous trois se sont commis de la même façon répugnante avec toutes les sortes possibles de conseillers municipaux, ministres et autres fonctionnaires de la culture, comme on les appelle, tant et si bien qu’ils sont morts à mes yeux, au début des années soixante, du jour au lendemain, des suites d’une faiblesse congénitale, comme je le pense, j’ai vu en eux, pour ainsi dire du jour au lendemain, les exactes répliques de ceux qu’ils ont toujours trouvés répugnants et abjects et dont, en présence de tierces personnes, ils n’ont jamais parlé autrement qu’avec le plus grand mépris. » (p.184)

« Les meilleurs théâtres ont été démolis, dit la Auersberger. Hélas, hélas, dit le comédien du Burg, ce n’est que trop vrai. A Vienne c’est toujours le meilleur qui est démoli dit Auersberger, les Viennois démolissent toujours le meilleur, mais quand ils démolissent le meilleur, ils ne remarquent pas que c’est le meilleur qu’ils démolissent, ils le remarquent toujours seulement après coup, quand ils l’ont déjà démoli, le meilleur. » (p. 148)

Le dernier extrait fournit une bonne illustration du recours par Thomas Bernhard à la répétition rythmée des mots. En effet, le mot « meilleur » et le verbe « démolir » y apparaissent en association rien de moins que six fois, et cela selon une cadence bien précise. Si l’on attribue le numéro 1 à « meilleur(s) » et 2 aux différentes formes du verbe « démolir », le rythme de l’apparition ensemble de ces deux mots est: 1,2 – 1,2 – 2,1 – 2,1 – 1,2 – 1,2.

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Arendt sur solitude et désolation

« La solitude peut devenir désolation. Cela se produit lorsque, tout à moi-même, mon propre moi m’abandonne. »

femme japo

Un psychanalyste et une philosophe qui parlent de façon analogue d’un sujet, même s’ils le font à partir d’expériences et de théorisations différentes.  Il s’agit de Donald Winnicott et d’Hannah Arendt sur la question de la solitude et de la dépendance entre l’individu et son entourage.

Winnicott a décrit l’expérience « réussie » de solitude chez le nourrisson (voir « Winnicott sur la capacité d’être seul« ). Le nourrisson doit pouvoir se laisser aller paisiblement à ce qu’il observe et ressent, sans aucune crainte, tout à lui-même. Une « réussite » tributaire de la présence rassurante de la mère ou de personnes qui comptent pour lui. A contrario, « l’échec » fera du nourrisson un adulte anxieux ne supportant pas la solitude, qu’il ressentira comme une coupure insupportable du reste du monde.

Hannah Arendt distingue solitude de désolation. Dans la solitude, l’individu se sent bien et peut créer, réfléchir, se reposer et se ressourcer (elle rejoigne ainsi la « solitude réussie » de Winnicott). Dans la désolation l’individu se sent totalement isolé et coupé du monde, comme détruit :  l’homme dé-solé n’a plus de racines, plus de « sol » sur lequel s’appuyer. Ce serait la situation où sont placés les individus par les régimes totalitaires.

Ainsi, pour les deux penseurs le mode d’intériorisation de l’environnement dans le moi de l’individu est déterminant de son vécu de la solitude. Les deux réfléchissaient à ces questions à peu près dans les mêmes années de l’après 2ème guerre mondiale.

Une collaboration signée Annette Campo.


« Dans la solitude je suis, en d’autres termes, « parmi moi-même », en compagnie de moi-même, et donc deux-en-un, tandis que dans la désolation je suis en vérité un seul, abandonné de tous les autres » (…) La solitude peut devenir désolation. Cela se produit lorsque, tout à moi-même, mon propre moi m’abandonne ».  (p.228)

« Ce qui rend la désolation si intolérable c’est la perte du moi, qui, s’il peut prendre réalité dans la solitude, ne peut toutefois être confirmé dans son identité que par la présence confiante et digne de foi de mes égaux. Dans cette situation, l’homme perd la foi qu’il a en lui-même comme partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la faculté de penser et d’éprouver sont perdus en même temps ». (p.229)

Source : Hannah ARENDT, Les origines du totalitarisme – Le système totalitaire, Ed du Seuil 1972. Pages 228 et 229.

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Arendt sur la culture de masse

« Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. »

Selfie con Monalisa

Utiliser les oeuvres d’art comme matériau pour fabriquer des produits de loisir, c’est là, selon Hannah Arendt, le danger que représente pour la culture la société des masses. Elle écrivait cela dans les années 1950. Mais depuis l’industrie des loisirs semble avoir franchit un nouveau cap : non seulement elle rend consommables les oeuvres, via simplification ; elle rend désormais l’individu capable par lui-même de produire ses objets de loisir, en utilisant comme matière première les oeuvres d’art.

Voir aussi Besnier sur la zombification, Pascal sur le divertissement, Baudelaire sur l’ennui, Bukowski sur la littérature actuelle.


« Dans cette situation, ceux qui produisent pour les mass media pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver un matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut être présenté tel quel ; il faut le modifier pour qu’il devienne loisir, il faut le préparer pour qu’il soit facile à consommer. » (p.265)

« Mais leur nature est atteinte quand ces objets eux-mêmes sont modifiés — réécrits, condensés, digérées, réduits à l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir (…) Le résultat (…) une pourriture, et ses actifs promoteurs (…) une sorte particulière d’intellectuels, souvent bien lus et informés dont la fonction exclusive est d’organiser, diffuser et modifier des objets culturels en vue de persuader les masses qu’Hamlet peut être aussi divertissant que My Fair lady et, pourquoi pas, tout aussi éducatif. » Bien de grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, mais c’est une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire. »  (p.266)

Source : Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio/Essais, 2002. Pages 265 et 266.

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James sur la dégradation de La Cène

« Une élégance inextinguible subsiste dans ces vagues contours et ces blessures incurables. »

Photo Geneviève James
Photo de Gaston

Le temps, et la dégradation, peuvent faire partie d’une œuvre. Cela entraine le spectateur dans un travail, un jeu, qui le rend « cré-actif ». Les cassures, les lacunes, la corrosion, les transformations de la matière reflètent la vie de l’œuvre depuis sa création, elles peuvent avoir leur beauté propre, elles « parlent » et souvent, elles n’empêchent nullement la perception de l’œuvre originale.

Mais Henry James le dit bien mieux que moi !

Une collaboration signée Gaston.

Voir aussi Bacon sur Velasquez et Rembrandt.


«  Le tableau le plus strictement impressionnant en Italie est sans conteste La Cène de Léonard, à Milan. Une part de son immense solennité est due sans aucun doute au fait que c’est l’un des premiers grands chefs-d’œuvre italiens qu’on rencontre en venant du nord. Une autre source d’intérêt secondaire tient au parfait achèvement de sa dégradation. L’esprit trouve un plaisir rare à emplir chacun de ces espaces vacants, à effacer ces grossières souillures, et à réparer, autant que possible, ce triste désordre. De la beauté et de la puissance essentielles de l’œuvre, il ne peut y avoir de meilleure évidence que par le fait qu’ayant tant perdu, elle ait encore tant gardé. Une élégance inextinguible subsiste dans ces vagues contours et ces blessures incurables. Il en reste assez pour vous mettre en affinité avec l’insondable sagesse du peintre. … » (p.21)

Source : Henry James, Compagnons de voyage in Retour à Florence, 10/18 – Christian Bourgeois Éditeur, 1990. Page 21.

 

 

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Baudelaire sur l’ennui

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« Il ferait de la terre volontiers un débris et dans un bâillement avalerait le monde »

Traces a publié des citations sur l’ennui de Pascal, Besnier et Giannini. En voici une sous la plume de Charles Baudelaire. Voir aussi Mann sur la volonté de décider.


« Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,

Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,

Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,

Dans la ménagerie infâme de nos vices,

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !

Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,

Il ferait de la terre volontiers un débris

Et dans un bâillement avalerait le monde ;

C’est l’Ennui ! ­— l’œil chargé d’un pleur involontaire,

Il rêve d’échafauds en fumant son houka.

Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

— Hypocrite lecteur, — mon semblable,— mon frère ! »

 

Source : Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, nfr/Gallimard, 1973. Page 32

 

 

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Winnicott sur la capacité d’être seul

« Le fondement de la capacité d’être seul est l’expérience d’être seul en présence de quelqu’un. »

Beaucoup de personnes ne supportent pas d’être seules. Elles vivent la solitude comme une souffrance, voire comme une véritable torture, et cherchent une compagnie à n’importe quel prix, même au prix d’être malmenées. 

Oeuvre de Dani Blic
Oeuvre de Dani Blic

Etre seul et en profiter, y trouver du plaisir, n’est pas donné à tout le monde.

Selon le psychanalyste Donald Winnicott, c’est en fait une « capacité » qui se forme chez le tout petit enfant sous certaines conditions, et c’est « l’un des signes les plus importants de la maturité du développement affectif ». La capacité à être seul, serait précédée d’une première expérience de solitude, qu’il appelle « forme non élaborée de solitude », une forme paradoxale car elle requiert la … présence de la mère, ou de toute personne de l’environnement habituel du petit enfant.  

Collaboration signée Dvora.

Voir aussi Winnicott sur la frustration du jeune enfant et sur créativité et soumission. Sur la relation mère, enfant, solitude voir également García Lorca sobre la soledad et Appelfeld sur la mémoire.


« Le fondement de la capacité d’être seul est l’expérience d’être seul en présence de quelqu’un. De cette façon, un petit enfant, qui possède une faible organisation du moi, est capable d’être seul grâce à un support du moi sûr ».  (p.212)

« Quand il est seul dans le sens où j’emploie ce mot, et seulement quand il est seul, le petit enfant est capable de faire l’équivalent de ce qui s’appellerait se détendre chez un adulte. Il est alors capable de parvenir à un état de non-intégration, à un état où il n’y a pas d’orientation; il s’ébat, et pendant un temps, il lui est donné d’exister sans être soit en réaction contre une immixtion extérieure, soit une personne active dont l’intérêt ou le mouvement sont dirigés.  (…) Dans ce cadre, la perception (…) sera ressentie comme réelle et constituera vraiment une expérience personnelle ». (p.210)

Source : Donald Winnicott, La capacité d’être seul in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969. Pages 210 et 212.

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Yupanqui sobre el hombre enamorado

20140126_175422« Al pasar por el rancho del portezuelo, salían a mirarme sus ojos negros. Nunca le dije nada, pero ¡qué lindos! …… »

Atahualpa Yupanqui canta el amor del hombre de la tierra, solitario y sin puerto. Amor que no siempre se dice, ni se hace, pero que se vive. Para siempre. Extractos de « Recuerdos del Portezuelo ».

Y la emocionante interpretación del dúo « La Diabla » :


En esas mañanitas de la quebrada
yo bajaba la cuesta como si nada.
Y en un marchao parejo de no cansarse,
me iba pidiendo riendas mi mula parda.

Al pasar por el rancho del portezuelo,
salían a mirarme sus ojos negros.
Nunca le dije nada, pero ¡qué lindos!
Y de feliz le daba mi copla al viento.

(…)

Los vientos y los años me arrearon lejos.
Lo que ayer fue esperanza, hoy es recuerdo.
Me gusta arrinconarme de vez en cuando
a pensar en la moza del portezuelo.

¿Qué miraran sus ojos en estos tiempos?
mi corazón paisano quedó con ellos.
Nunca le dije nada, pero ¡qué lindos !
Solo tengo la copla pa mi consuelo.

(…)

¿Donde estará la moza del portezuelo?
¿están tristes o alegres sus ojos negros?
Nunca le dije nada, pero ¡qué lindos !
Siento un dulzor amargo cuando me acuerdo.

Source : Atahualpa Yupanqui, Recuerdos del Portezuelo.

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