Chamoiseau sur maison et enfance

« Il ne connut pas les canaris à soupe inépuisable, compétée au bon gré des hauteurs d’une monnaie, d’un os de bœuf, d’une moelle, d’un paquet de légumes. Ces soupes avec le temps se muaient en une mangrove de saveurs (…)

étable 2Fragments d’introduction à la culture créole, à la langue de création, de douceur et de fidélité de Patrick Chamoiseau. Ces passages parlent, et nous parlent, de la cuisine extérieure de la case, là ou les « manmans » cuisinaient, rivalisaient, chantaient.  Des passages qui nous mettent dans les pas du sage, comme beaucoup d’autres, car chaque page de ce livre recèle un trésor de langue.

Une collaboration signée NecPlus.

Voir aussi Schulz et Bachelard sur la maison, et Proust sur les petites madeleines.


« Cette division de la cuisine et du logement, bien de culture créole, visait à protéger la case des incendies. Le négrillon ne connut pas cette époque où les manmans cuisinèrent côte à côte dans ces pièces, séparées par des cloisons de bois. Il ne connut pas les cérémonies d’allumage du charbon ou d’entretien d’une braise éternelle. Il ne connut pas les canaris à soupe inépuisable, compétée au bon gré des hauteurs d’une monnaie, d’un os de bœuf, d’une moelle, d’un paquet de légumes. Ces soupes avec le temps se muaient en une mangrove de saveurs, capable d’alimenter les énergies de tout le monde (monde avec dents ou monde sans dents). Il imagine la vapeur épicée troublant ces pièces où les manmans mettaient dehors leurs talents culinaires. Elles rivalisaient d’audaces afin de parfumer les saumures du poisson, faire lever d’odorantes fritures, mieux transmettre à l’univers qu’il y avait de leur côté, ce jour là, non pas une misérable sauce de morue mais une tranche de viande-bœuf. Il suppose qu’en plus, elles chantaient, ou dialoguaient à travers les cloisons juste avant d’emporter leur canari dans l’escalier grinçant, vers une marmaille affamée par l’école, et vers les hommes affairés à leur punchs en compagnie du soiffeur de midi, expert en cette visite exacte.

« Dans l’utilisation des cuisines extérieures, les risques étaient nombreux, révèle la haute confidente. On y perdait ses piments. Une telle qui avait besoin d’huile, s’y servait bien en large. Perdre un bout de viande n’y était point rare si quelque urgence vous éloignait là-haut. Les dérobeurs étaient des chats ou d’autres existences plus ou moins proches de l’humanité . On les maudissait en babillages étalés sur des mois, accusant sans jamais les nommer, des ressemblances à telle ou telle voisine, car il est sûr que le nègre restera toujours le nègre et que – déchirée ? – négresses et chiens sont prompts à te haler…

« Quand le négrillon survint, les cuisines étaient mortes. Elles servaient au recel des choses dont l’utilité n’émergeait qu’à l’urgence des déveines. Certaines familles les utilisaient comme salle d’eau. Les Grands y passaient des heures savonneuses et chantantes. Man Ninotte fut, semble-t-il, la première à transformer sa cuisine en poulailler. Cela se produisit sans doute à l’occasion de la visite d’une commère de campagne effectuant son rond annuel en ville. Cette dernière avait dû débarquer dans ses linges d’amidon, chargée selon les rites d’herbes-à-tous-maux, d’ignames, et, sans doute, de deux petits-poussins recueillis dessous un bas de bois. Man Ninotte avait placé ses poussins dans la cuisine, les avait nourris de maïs et d’une poussière de pain d’épices. Les petits-poussins ayant grandi, elle avait dû en faire un dimanche de festin, autour du vermouth des baptêmes et d’un bouquet de fleurs fraîches parfumant la maison. On avait dû trouver cela bien doux et dès l’aube du lundi, Man Ninotte avait dû s’enquérir de deux autres petits-poussins ».

Source : Patrick Chamoiseau, Une enfance créole I, Antan d’enfance, Folio, 1996. Pages 51 et suivantes

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Kristeva sur la madeleine de Proust

« Qu’est-ce ? Plaisir sexuel qui peut, ou pas, être la masturbation, mais qui est, ici, indubitablement décrit dans son trajet intense qui n’épargne ni la bouche ni l’érection et se nourrit de perceptions visionnées : de fantasmes. »

mur aux poils

Traces a reçu cette réaction, signée Archivald, à l’article Proust sur les petites madeleines.

A rapprocher aussi de « Rosset sur la jota majorquine » et de « Modiano sur oubli et mémoire« .

 


C’est bien vu, l’idée que l’épisode, apparement innocent, de la madeleine trempée de Proust baigne en réalité dans une atmosphère de désir incestueux. Ce thème a été en fait développé en profondeur par Julia Kristeva dont je propose quelques extraits pour Traces.

Mais d’abord, quelques explications. Parmi les divers éléments apportés par Kristeva, il y a les raisons du choix par Proust de la madeleine comme friandise à tremper. Elle fait allusion,  à deux personnages littéraires féminins que Proust connaissait bien. Ces femmes ont un commun penchant pour les jeunes hommes et s’appellent toutes deux…Madeleine. La première, Madeleine Blanchet, est l’héroïne du roman François le Champi de Georges Sand, texte très présent dans la Recherche du temps perdu. En effet, la mère du narrateur lui en faisait lecture au lit quand il était enfant. Madeleine Blanchet sera la maîtresse, puis l’épouse de l’enfant qu’elle avait adopté. La deuxième, Madeleine de Gouvres, est l’héroïne d’une nouvelle antérieure, écrite par Proust lui-même, L’Indifférent. Cette Madeleine-ci est une noble dame amoureuse d’un jeune homme qui n’aime que les prostituées.

Selon J. Kristeva, ces deux Madeleines amoureuses et troubles se retrouveraient, transposées par Proust, dans la petite madeleine de La Recherche. 


A propos de Madeleine Blanchet :

  » On est donc fondé à penser que c’est précisément le thème incestueux, celui de la mère pécheresse, qui a retenu et maintenu l’attention de Proust sur François le Champi, par delà ses réticences vis-à-vis du style de G. Sand. La meunière Madeleine Blanchet transmettra ainsi, avec la blancheur de sa farine, le goût d’un amour interdit qui va s’insinuer dans le credo esthétique majeur du narrateur, transformé en objet apparement anodin : les petites madeleines. » (p.24)

A propos de Madeleine de Gouvres :

 » Une noble dame s’éprend d’un jeune homme qui n’affiche qu’indifférence à son égard. De plus en plus attirée par ce personnage surnommé « L’indifférent » (…), elle découvre pour finir que la froideur du jeune Lepré cache son attachement passionnel pour les prostituées : « Il aime les femmes ignobles qu’on ramasse dans la boue et les aime follement » (…) Le rapprochement entre cette intrigue et l’amour de Swann est plausible (…). Swann est bel et bien l’amant d’une cocotte, Odette de Crécy, qu’il arrache à la boue pour lui ouvrir une séduisante carrière, difficile mais couronnée de succès mondains (…). Odette serait alors un amalgame des femmes aimées par Lepré et la noble dame qui n’inspire qu’indifférence (…).

« Il se trouve cependant qu’en la voyant revivre en Odette, les commentateurs ont oublié jusqu’au nom de la dame frappée d’indifférence. Elle s’appelle Madeleine de Gouvres. » (p.26-27)

« Madeleine n’aura pas de mal à (…) prêter sa saveur maternelle, inaccessible, fade et délicieusement excitante, à une petite madeleine qui, sur ma langue, peut réveiller d’interminables désirs. Et le narrateur de retrouver le plaisir interdit du baiser maternel (…), non plus dans la bouche maternelle, ni même dans sa voix lisant Champi, mais dans un petit « champi-gnon » court et dodu, trempé dans le thé et qui se dénomme, nécessairement, une madeleine. » (p.28)

A propos de la madeleine :

 » A la sensation encore récente de la saveur s’adjoint alors ce qu’il faut bien appeler un désir, une poussée érotique et vitale : « Je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur (…) cela monte lentement ». Résistances et distances traversées. Qu’est-ce ? Plaisir sexuel qui peut, ou pas, être la masturbation, mais qui est, ici, indubitablement décrit dans son trajet intense qui n’épargne ni la bouche ni l’érection et se nourrit de perceptions visionnées : de fantasmes. » (p.39).

Source : Julia Kristeva, Le temps sensible, Folio essais, 1994. Pages 24, 26, 27, 28, 39.

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Arendt sur l’Existentialisme et l’esprit de sérieux

« L’esprit de sérieux est la négation par excellence de la liberté (…) »

Entrée Métro 1Des philosophes qui sont aussi journalistes, auteurs dramatiques, romanciers, dont les livres se vendent comme des romans policiers et les pièces se jouent devant des foules enthousiastes. Des philosophes saltimbanques qui habitent à l’hôtel, passent leur temps dans des cafés. Des philosophes à succès qui ne deviennent pas des raseurs respectables. Une véritable rébellion des intellectuels, selon les termes utilisés par Hannah Arendt pour décrire le courant existentialiste français de l’après Deuxième Guerre Mondiale. Nous reproduisons ici des extraits de sa présentation du rejet par les existentialistes de « l’esprit de sérieux » avec, en arrière plan, la question de savoir si cela n’est pas un mal qui frappe en particulier les technocrates de la société actuelle.

Voir aussi les citations de Sartre et de Nietzsche sur la mauvaise foi et, au sujet de l’Etranger de Camus auquel Arendt fait ici allusion, le commentaire à Nietzsche sur l’éternel retour.


« Les existentialistes français, bien qu’ils diffèrent considérablement entre eux, partagent deux thèmes majeurs de réflexion : premièrement, le rejet de ce qu’ils appellent l’esprit de sérieux ; et deuxièmement le refus obstiné d’accepter le monde tel qu’il est comme le milieux naturel et prédestiné de l’homme.

« L’esprit de sérieux, le péché originel selon la nouvelle philosophie, peut être assimilé à la respectabilité. L’homme « sérieux » est celui qui se pense comme président de son affaire, comme dignitaire de la Légion d’honneur, comme membre de la faculté, mais aussi comme père, comme mari, ou n’importe qu’elle autre fonction mi-naturelle, mi-sociale. Car, en se comportant ainsi, il s’identifie de plein gré à une fonction arbitraire dont il est redevable à la société. L’esprit de sérieux est la négation par excellence de la liberté, car il conduit l’homme à se prêter à l’inévitable transformation que subit tout être humain quand il s’intègre à la société. Puisque chacun sait parfaitement au fond de lui-même qu’il ne peut être identique à sa fonction, l’esprit de sérieux signifie mauvaise foi dans le sens de prétention indue ». (p.78)

« Le sujet de l’homme sérieux a été abordé pour la première fois pas Sartre dans La nausée, dans une formidable galerie de portraits de citoyens respectables, les salauds. Il devint par la suite le thème central du roman de Camus, L’étranger (…) un homme ordinaire qui refuse tout simplement de se soumettre à l’esprit de sérieux de la société (…). » (p.79)

Source : Hannah Arendt, L’existentialisme français, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2011. Pages 78 et 79. Publié d’abord dans The Nation, 162, 23 février 1946.

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Ortega y Gassset sur la traduction

 » (…) ce n’est pas une objection à sa possible splendeur que d’affirmer l’impossibilité de la tâche du traducteur. Bien au contraire, ce caractère lui prête la plus sublime des filiations et nous laisse entrevoir qu’elle a un sens. »

manuscrit Barcelone 3En maniant le paradoxe et l’ironie, José Ortega y Gasset a souligné, dans un texte en forme de dialogue entre savants, l’impossibilité de la traduction et, à la fois, son absolue nécessité. Texte inspiré, semble-t-il, par l’insatisfaction qu’il a ressentie face à la traduction française de son ouvrage le plus connu, « La révolte des masses« .

Sur ce sujet voir aussi « Littérature : la traduction, vivre entre les langues » et « Cervantes sur la traduction ».


 » (…) il est utopique de croire que deux vocables appartenant à deux langues différentes, et que le dictionnaire nous donne comme équivalents, se réfèrent exactement au même objet. Les langues étant formées dans des environnements différents et au vu d’expériences distinctes, cette inadéquation est naturelle. Il est faux par exemple de supposer que le mot bosque se rapporte à ce que l’allemand appelle Wald, et pourtant, le dictionnaire nous dit que Wald signifie bosque.

« Les contours des deux significations ne coïncident pas, telles les photographies de deux personnes en surimpression. Et si dans ce dernier cas notre vue hésite et se brouille sans parvenir à définir l’un ou l’autre des contours ni à en imaginer un troisième, songez à la pénible impression de vague que nous laissera, à nous qui subissons ce phénomène, la lecture de milliers de mots. Ce sont donc des causes identiques qui produisent, dans l’image visuelle et dans le langage, le phénomène du flou. La traduction, c’est le flou littéraire permanent, et comme, par ailleurs, ce que nous avons coutume d’appeler sottise n’est autre chose que le flou de la pensée, ne nous étonnons pas qu’un auteur traduit nous paraisse toujours un peu sot » (P. 13 et 15)

« Aux yeux du mauvais utopiste comme du bon, il est souhaitable de corriger la réalité naturelle qui confine les hommes dans l’enceinte des différentes langues, leur interdisant ainsi la communication. Le mauvais utopiste pense que dans la mesure où ce dessein est souhaitable, il est possible, et de là à le croire facile, il n’y a qu’un pas. Fort de cette conviction, il ne réfléchira pas à deux fois à la manière de traduire, mais il s’attèlera sans plus attendre à son ouvrage. Voilà pourquoi presque toutes les traductions réalisées jusqu’ici sont mauvaises. Le bon utopiste, au contraire, pense que dans la mesure où il est souhaitable de libérer les hommes de la distance imposée par les langues, il est improbable que l’on puisse y arriver ; et que par conséquent on peut seulement y parvenir de manière approximative. Mais cette approximation peut être plus ou moins grande…. de zéro à l’infini, et ceci ouvre à nos efforts un champ d’action illimité qui laisse toujours place à l’amélioration, au dépassement, au perfectionnement -en un mot, au « progrès ». C’est en de telles entreprises que consiste toute l’existence humaine. » (P.23)

« Vous le voyez bien, ce n’est pas une objection à sa possible splendeur que d’affirmer l’impossibilité de la tâche du traducteur. Bien au contraire, ce caractère lui prête la plus sublime des filiations et nous laisse entrevoir qu’elle a un sens. » (P.25)

 » (…) chaque langue est une équation différente de déclarations et de silences. Chaque peuple, en effet, tait certaines choses pour pouvoir en exprimer d’autres. Car le tout serait indicible. D’où l’énorme difficulté de la traduction : celle-ci consiste à essayer de dire dans une langue précisément ce qu’elle tend à passer sous silence. Mais en même temps on entrevoit ce que l’activité de traduire peut avoir de magnifique : la révélation des secrets mutuels que les peuples et les époques gardent réciproquement et qui contribuent tant à leur dispersion et à leur hostilité; en somme une audacieuse réunion de l’Humanité. (P.43)

« L’essentiel en la matière à été dit il y a plus d’un siècle par l’aimable théologien Schleiermacher dans son essai Des différentes méthodes de traduire (Paris, Le Seuil,1999). D’après lui, la version est un mouvement que l’on peut tenter dans deux directions opposées : soit on tire l’auteur vers le langage du lecteur, soit on pousse le lecteur vers le langage de l’auteur. Dans le premier cas nous ne traduisons pas à proprement parler : nous faisons, en toute rigueur, une imitation ou une paraphrase du texte original. Ce n’est que lorsque nous arrachons le lecteur à ses habitudes langagières pour l’obliger à évoluer dans celles de l’auteur qu’il y a véritablement traduction ». (P59)

 « Il est clair que le public d’un pays n’apprécie pas une traduction adaptée au style de sa propre langue. Pour cela, il a assez de la production des auteurs autochtones. C’est l’inverse qu’il apprécie : qu’en poussant les possibilités de sa langue jusqu’aux limites de l’intelligible, on y fasse transparaître les façons de parler propres à l’auteur traduit ». Les traductions allemandes de mes livres en sont un bon exemple. En quelques années, on en a publié plus de quinze éditions. Ce fait serait inconcevable si on ne l’attribuait pour les quatre cinquièmes a la réussite de la traduction. Et, en effet, ma traductrice a forcé à l’extrême la tolérance grammaticale de la langue allemande pour transcrire précisément ce qui n’est pas allemand dans ma manière d’écrire. De cette façon, le lecteur adopte aisément une tournure d’esprit proprement espagnole. Ainsi, il se délasse un peu de lui-même, et cela le divertit de se retrouver autre pour un instant. » (P.71 et 73)

« La traduction n’est pas un double du texte original ; elle n’est pas, elle ne doit pas vouloir être l’œuvre même dans un lexique différent. J’irais jusqu’à dire que la traduction n’appartient pas au même genre littéraire que le texte traduit. Il conviendrait d’insister sur ce point, et d’affirmer que la traduction est un genre littéraire à part, différent des autres, avec ses normes et ses objectifs propres. Et ce pour la simple raison que la traduction n’est pas l’œuvre mais un chemin vers l’œuvre ». (P61)

Source : José Ortega y Gasset, Misère et splendeur de la traduction, Les belles lettres, 2013 (première édition en espagnol in journal La Nación en 1937).

 

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Nietzsche sur le passé

« Il n’est pas du tout possible de prévoir tout ce qui sera encore de l’histoire. Le passé peut-être demeure encore tout à fait inexploré! »

Friedrich Nietzsche suggère ici que le passé n’est pas immuable, parce qu’il peut être éclairé, rétroactivement, par le fait des grands hommes du présent. Comme si le passé dépendait du présent. La question reste posée de savoir qui sont ces grands hommes. Des leaders politiques, des écrivains, des penseurs ? Nietzsche lui-même ?


« Tout grand homme possède une force rétroactive : à cause de lui, toute l’histoire est remise sur la balance et mille secrets du passé sortent de leur cachette —pour être éclairés par son soleil. Il n’est pas du tout possible de prévoir tout ce qui sera encore de l’histoire. Le passé peut-être demeure encore tout à fait inexploré ! Il est encore besoin de beaucoup de forces rétroactives ». (p.135)

Source : Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Le livre de poche, 1993. Page p135.

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Nietzsche sur la mauvaise foi

 » (…) la grande mauvaise foi des conservateurs de toutes les époques : ils ajoutent des mensonges »

Banc bois ruine

Friedrich Nietzsche a lui aussi parlé de la mauvaise foi, mais pas tout à fait de la même façon que Jean-Paul Sartre.


« Et c’est ainsi que l’on agit dans toute morale, dans toute religion régnante, et l’on a toujours agi ainsi : les intentions que l’on met derrière l’habitude sont toujours ajoutées mensongèrement lorsque quelqu’un commence à contester l’habitude et à demander les raisons et les intentions. C’est là que se trouve la grande mauvaise foi des conservateurs de toutes les époques : ils ajoutent des mensonges » (p.132)

Source : Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Le livre de poche, 1993. Page 132.

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Cervantes sur la traduction

« Je n’en conclus pas pour autant que ce métier de traducteur n’est pas fort louable, car l’homme peut en effet s’occuper à de choses bien pires et moins profitables »

Traces a reçu ces citations de Cervantes en réaction à l’article Littérature : la traduction, vivre entre les langues.


20150628_154640Cervantes s’est sans doute interrogé sur la nature —et les difficultés— de la traduction littéraire, même avant de devenir lui-même l’un des écrivains le plus traduits de son époque.

L’idée de la traduction est, en effet, à la base même de son Don Quichotte de la Manche. On nous explique dans le roman —cela fait partie de la fiction—que les aventures du chevalier étaient au départ écrites en langue arabe. Pour les rendre en castillan, il aura donc fallu que le narrateur trouve et paye un traducteur. Or, par la suite, on trouvera à plusieurs reprises, dans le texte, la présence de ce traducteur, par des opinions qu’il émet sur le texte original, qu’il arrivera même à censurer. La porosité entre le travail du traducteur et celui de l’auteur semble ainsi pointée.

De même, un traducteur apparaît comme personnage du roman dans l’épisode où Don Quichotte visite une imprimerie. Ici Cervantes, à travers Don Quichotte, fait la distinction entre bons et mauvais traducteurs. Et, une fois encore, la frontière entre traducteur et auteur s’estompe. Je propose à titre d’illustration une partie du dialogue, plein d’ironie Cervantine, entre le chevalier et ce traducteur (attention : la traduction est mienne…).


— Je connais quelque peu la langue toscane, dit don Quichotte ; je me pique même de chanter quelques stances de l’Arioste. Mais dites-moi votre grâce, mon seigneur, et ce n’est point pour soumettre votre esprit à l’examen, mais simple curiosité : avez-vous trouvé dans votre original le mot pignata?

— Oui, plusieurs fois, répondit l’auteur.

— Et comment le traduisez-vous, demanda don Quichotte.

— Comment pourrais-je le traduire, répliqua l’auteur, autrement que par le mot marmite?

—C’est remarquable ! Comme vous êtes avancé dans l’idiome toscan ! s’écria don Quichotte. Il y a fort à parier que là où l’italien dit piace, votre grâce met en castillan plaît, et que vous traduisez piu par plus, su par en haut, et giu par en bas.

— Je confirme, dit l’auteur, car ce sont les mots qui correspondent.

— Je jurerais, dit don Quichotte, que vous n’êtes pas connu dans ce bas monde toujours réticent à récompenser les esprits flamboyants et la belle ouvrage. Ah! que de talents perdus dans la nature, que d’intelligences incomprises et de vertus méprisées! Cependant il me semble que traduire d’une langue à une autre, à moins qu’il ne s’agisse des reines des langues, les grecque et latine, c’est comme regarder les tapisseries flamencas à l’envers : on distingue bien les figures, mais estompées par plein de fils entremêlés qui en cachent l’éclat et la douceur. Et traduire entre langues faciles, cela ne montre pas plus de l’esprit et d’élocution, que transcrire en copiant d’une feuille sur une autre. Je n’en conclus pas pour autant que ce métier de traducteur n’est pas fort louable, car l’homme peut en effet s’occuper à de choses bien pires et moins profitables. Certes, tout cela ne concerne pas ces deux fameux traducteurs, Cristóbal de Figueroa dans son Pastor Fido, et don Juan de Jaurégui dans son Aminta, qui arrivent, par un rare bonheur, à nous mettre au défi de savoir quelle est la traduction et quel l’original.

Source : Miguel de Cervantes Saavedra : Don Quijote de la Mancha, Edimat Libros, 1998. Segunda parte, capítulo LXII, p. 656-657.

 

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Littérature : la traduction, vivre entre les langues.

                                         « Etre humain, c’est : traduire »                                                     (Luba Jurgenson)  

« le traducteur ne peut rendre qu’en faisant lui-même oeuvre de poète »                                              (Walter Benjamin)

ecriture cuneiforme

La traduction, on n’y échappe pas. Elle est dans ce que l’on lit, dans ce que l’on entend, dans nos échanges, voire dans nos pensées. Le monde nous est donné en traduction selon Luba Jurgenson, dont nous reproduisons ici certaines citations. Elle est pourtant d’une grande complexité la traduction, parfois un impossible. Chaque langue comporte des visions ancrées dans une histoire et une culture particulières, sa singularité étant précisément de savoir de dire ce que d’autres langues cachent, et de cacher ce que d’autres langues savent dire. Il y a ainsi de l’intraduisible, pas de passage. Comment faire alors ? Et comment faire passer les sonorités, les échos et résonances, les renvois qui se déploient naturellement, spontanément, au sein d’une langue ?  Et comment traduire le flux secret, l’implicite qui fait la grandeur des oeuvres? Il faudrait interpréter voire, selon Walter Benjamin, que le traducteur fasse oeuvre de poète, les textes étant ainsi renouvelés.

Cet article nous a été envoyé par Alainz, l’un de nos correspondant parisiens.


 


 

J’ai découvert Luba Jurgenson, écrivaine et universitaire judéo-russe émigrée en France en 1975, à l’occasion d’une représentation de la Cerisaie de Tchekhov au théâtre Monfort. Une représentation en russe, par la troupe pétersbourgeoise de Lev Dodine. Cette mise en scène et le jeu des acteurs m’ont particulièrement impressionné et donné l’envie de m’informer sur la troupe.

A la faveur de cette recherche, je suis tombé sur un éditorial de Patrick Sommier dans la revue de la MC93 qui reprenait une citation de Luba Jurgenson tirée de son livre « Au lieu du péril » (Verdier, juin 2014). Dans ce livre où elle traite du bilinguisme, et de son bilinguisme en particulier, elle écrit : 

« C’est en Estonie, à la chaire de littérature russe de l’université de Tartu (…) que les sémioticiens de l’école de Iouri Lotman avaient découvert, en épiant les métamorphoses des signes, que le monde ne nous était donné qu’en traduction. Etre humain, c’est : traduire. Les mondes nouveaux sont des passages à une nouvelle langue. Et, de temps en temps, une pierre d’achoppement : de l’intraduisible. C’est lorsqu’on ne trouve pas d’équivalent qu’un sens nouveau jaillit. » (P.43)

« Le bilingue n’est jamais dans l’entièrement reconnaissable (…) jamais se contenter d’un sens commun, toujours décrypter, c’est le lot du bilingue ». (P.54)

« Chaque livre s’est fait dans une langue nouvelle – dans une autre langue. Qui est une transgression par rapport à la précédente. Il m’est arrivé d’avoir un livre en tête, un livre déjà prêt. Mais il était prêt dans une langue obsolète, et il fallait le traduire, c’est à dire, le récrire. » (P.63-64)

« Traduire c’est être acteur, bien sûr. J’interprète le texte que je traduis (…). »(P.81)


Cette analyse m’a renvoyé à un séminaire sur la traduction suivi il y a quelques années et au cours duquel les écrits de Walter Benjamin furent abondamment commentés, notamment son essai intitulé « La tâche du traducteur » paru en Allemagne en 1923 et publié en français dans un petit recueil d’écrits de Benjamin (Expérience et pauvreté, Petite bibliothèque Payot, 2012.)

Pour Benjamin la traduction est impossible si elle se contente de la communication et de l’énonciation.  Il écrit :

« Car que dit une oeuvre littéraire ? Très peu pour qui la comprend. L’essentiel en elle n’est pas la communication ni l’énonciation (…) Mais ce qui dans une oeuvre littéraire se situe en dehors de la communication —et même le mauvais traducteur concède que c’est l’essentiel— n’est il pas considéré en général comme l’insaisissable, le secret, le « poétique »? Ce que le traducteur ne peut rendre qu’en faisant lui-même oeuvre de poète ? » (P.11)

« Les traductions, qui sont plus qu’une simple transmission, apparaissent quand, dans sa vie ultérieure, une oeuvre a atteint l’âge de la gloire (…) La vie de l’original atteint en elles son déploiement le plus tardif, le plus large, car sans cesse renouvelé. » (P.115)

« La traduction sert donc en définitive la finalité de l’expression de la relation la plus intime des langues entre elles. » (P.115-116)

 » (…) la parenté des langues s’atteste dans une traduction d’une façon beaucoup plus profonde et précise que dans la similitude superficielle et indéfinissable de deux textes littéraires. » (P.117)

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Sartre sur la mauvaise foi

« Je n’ai même pas à discuter le bienfondé du reproche (…) : Prouver que j’ai raison ce serait accorder que je puis avoir tort ».

Alors que se multiplient les avatars et les rêveries embarquées dans l’électronique —ces possibilités de s’oublier, d’être autre que soi même— se pose la question de l’extension dans nos sociétés des conduites de « mauvaise foi ».

La mauvaise foi consiste, selon Jean-Paul Sartre, à se mentir à soi-même. C’est une façon de ne pas être ce que l’on est, et d’être ce que l’on n’est pas. Une façon malhonnête de s’armer contre les reproches, de jouer sur deux tableaux en passant de l’un à l’autre selon sa convenance, au lieu de s’investir dans un jeu sans d’échappatoire commode. Pour Sartre la mauvaise foi est associée au divorce de deux dimensions de l’être, et au glissement opportuniste de l’une à l’autre. Ces deux dimensions de l’être: l’être de facticité (être de fait, contingent) et l’être transcendant qui cherche l’au-delà de soi même. Voici donc quelques développements de Sartre sur ce thème.

Une illustration de conduite de mauvaise foi, celle de la jeune coquette, en commentaire à cet articleVoir aussi Nietzsche sur la mauvaise foi.



 » Le prototype des formules de mauvaise fois nous sera donné par certaines phrases célèbres (…) par exemple, ce titre d’un ouvrage de Jacques Chardonne: « L’amour, c’est beaucoup plus que l’amour ». On voit comment se fait ici l’unité entre l’amour présent dans sa facticité, « contact de deux épidermes » (…) et l’amour comme transcendance, le « fleuve de feu » mauriacienl’appel de l’infini (…) etc. Ici c’est de la facticité que l’on part, pour se trouver soudain, par delà le présent et la condition de fait de l’homme, par delà le psychologique, en pleine méthaphysique. Au contraire, ce titre d’une pièce de Sarment : « Je suis trop grand pour moi », qui présente aussi les caractères de la mauvaise foi, nous jette d’abord en pleine transcendance pour nous emprisonner soudain dans les étroites limites de notre essence de fait. (…) Bien entendu, ces différentes formules n’ont que l’apparence de la mauvaise foi, elles ont été explicitement conçues sous cette forme paradoxale pour frapper l’esprit (…) elles ont été bâties (…) de façon à rester en désagrégation perpétuelle et pour qu’un glissement perpétuel soit possible du présent naturaliste à la transcendance et inversement ». On voit en effet l’usage que la mauvaise foi peut faire de ces jugements qui visent à établir que je ne suis pas ce que je suis. Si je n’étais que ce que je suis, je pourrais, par exemple, envisager sérieusement ce reproche qu’on me fait, m’interroger avec scrupule et peut-être serais-je contraint d’en reconnaître la vérité. Mais précisément par la transcendance j’échappe à tout ce que je suis. Je n’ai même pas à discuter le bienfondé du reproche, au sens où Suzanne dit à Figaro : « Prouver que j’ai raison ce serait accorder que je puis avoir tort ». Je suis sur un plan où aucun reproche ne peut m’atteindre, puisque ce que je suis vraiment c’est ma transcendance ; je m’enfuis, je m’échappe, je laisse ma guenille aux mains du sermonneur ». Seulement, l’ambiguïté nécessaire à la mauvaise foi vient de ce que l’on affirme ici je suis ma transcendance sur le mode d’être de la chose. Et c’est seulement ainsi, en effet, que je puis me sentir échapper à tous les reproches. » (p91-92)

Source : Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phéno-ménologique, Tel-Gallimard, 2012. Pages 91-92.

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Benjamin sur mémoire et fouilles

« Celui qui veut approcher son passé enfoui, doit agir comme quelqu’un qui fait une excavation archéologique. »

décor théatre

La vraie mémoire du passé ne serait pas une simple accumulation de souvenirs plus ou moins spontanés, que l’on disposerait comme des torses dans une galerie de collectionneur, coupés de leur contexte initial. Elle serait le résultat d’un travail méthodique où l’on revient de nombreuses fois sur un souvenir afin qu’il nous livre, plus qu’une image, des secrets enfouis. C’est l’idée que Walter Benjamin défend dans cette citation traduite par Traces.

Voir aussi les citations sur la mémoire de Patrick Modiano, Aaron Appelfeld, Gaston Bachelard, Bruno Schulz.


« Le langage a immanquablement montré que la mémoire n’est pas un instrument d’exploration du passé, mais plutôt une atmosphère. Le milieu de ce qui a été éprouvé, tout comme la terre est le milieu dans lequel les villes antiques sont ensevelies. Celui qui veut approcher son passé enfoui, doit agir comme quelqu’un qui fait une excavation archéologique. Il ne doit surtout pas avoir peur de revenir une et mille fois au même sujet, de l’éparpiller comme on éparpille la terre, de le retourner comme on retourne le sol. Car le sujet lui-même est comme ces strates qui ne montrent leurs vieux secrets qu’après de méticuleuses recherches. (…). Il est indubitablement nécessaire de planifier ces excavations avec méthode. Non moins indispensable est le sondage prudent de la bêche dans le sombre terreau. Et l’homme qui se contente de faire l’inventaire de ses trouvailles, sans établir l’endroit exact dans le sol actuel où ces anciens trésors se sont accumulés, se prive de sa plus grande récompense. En effet, la mémoire authentique résulte moins de ce que le chercheur rapporte de ces trésors, que du marquage précis des endroits où il est entré en leur possession. Epique et fragmentaire au sens strict, la mémoire authentique doit produire une image de la personne qui se souvient, de la même façon qu’un bon rapport archéologique contient non seulement des informations sur les strates d’où proviennent les découvertes, mais nous renseigne aussi sur les strates qu’il a fallu d’abord fracturer. » (p.576)

Source : Walter Benjamin, Selected Writings, Bellnap Press of Harvard, 1999 ; Volume 2:2, 1927-1934, page 576. Cité dans Ursula Marx et alli (éds), Walter Benjamin’s Archive, Verso, 2007, page d’introduction. 

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