« Cette vie, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois (…) »
Vouloir revivre sa vie, une et mille fois, telle qu’on l’a vécue ? Question compliquée que celle de l’éternel retour posée par Nietzsche. Mais en même temps, proposition : si l’on n’est pas content de sa vie, il est toujours temps de la changer, de briser les noeuds qui nous entravent.
Pour une critique voir le commentaire à cet article.
« Cette vie, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire ! il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre (…) Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : Tu es un dieu, et jamais je n’ai entendu chose plus divine ! Si cette pensée prenait force en toi (…) elle te transformerait peut-être, mais peut-être t’anéantirait-elle aussi ; la question veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois, cette question, en tout et pour tout, pèserait sur tes actions d’un poids formidable ! (…) combien il te faudrait aimer la vie, que tu aimes toi-même pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! » (Aphorisme 341)
La question de Nietzsche est-elle bien pertinente ?
Sommes nous capables de nous souvenir de toutes nos souffrances et joies, et décider après si nous voulons, ou pas, repasser par là ? Et dans la négative, de changer nos vies à fin de les rendre dignes d’être répétées?
Le penser c’est peut-être oublier ce que le temps aura déposé et clôturé en nous, c’est oublier l’oubli. La question de Nietzsche appelle le souvenir, mais part d’un oubli. Elle ne peut être efficace.
Pour mieux vivre, n’est-ce pas plus important de savoir s’écouter, d’être attentif au retentissement en nous de ce qui arrive, nous arrive, tous les jours ? N’est-ce pas en cherchant les causes de ces retentissements que l’on fait remonter le souvenir de ce qui nous a marqué ? La mémoire est aussi la chaleur d’une émotion, disait Aaron Appelfeld et, avant lui, Marcel Proust.
On a dit de Meursault, le personnage d’Albert Camus, qu’il était étranger parce qu’étranger à la société, n’en jouant pas le jeu. Une interprétation confirmée par l’auteur lui-même. Mais on peut penser que s’il était étranger à la société c’est qu’il était d’abord étranger à lui-même. C’était quelqu’un qui ne s’écoutait pas. Les choses les plus banales, comme les plus importantes, lui étaient égales, revenaient au même. Rien pour lui n’était important. Meursault était sourd à lui-même, bétonné de l’intérieur. Rien ne pouvait remonter de ses profondeurs. Son patron lui propose de le transférer à Paris, voici ce qu’il répond :
« J’ai dit que oui mais que dans le fond cela m’était égal. Il m’a demandé alors si je n’étais pas intéressé par un changement de vie. J’ai répondu que l’on ne changeait jamais de vie, qu’en tout cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me déplaisait pas du tout. » (Albert Camus, L’étranger, Quarto-Gallimard, 2013, p.199.)
Meursault, à ce moment là, n’a pas encore commis son meurtre. Mais sourd à lui-même, il est tout de même en prison. En prison avant d’être emprisonné. Or, une fois emprisonné pour de bon, il apprend à se souvenir : « Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps. J’ai fini par ne plus m’ennuyer du tout à partir de l’instant où j’ai appris à me souvenir ». (p.217). Il se souvient d’abord de sa chambre pour tuer l’ennui. Mais, plus tard, il aura des souvenirs amenés par des bruits et des odeurs, qui le ramèneront à sa mère et au désir qu’elle avait eu à l’approche de la mort de recommencer sa vie :
« Des bruits de campagne montaient jusqu’à moi. Des odeurs de nuit, de terre et de sel rafraichissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée. A ce moment, et à la limite de la nuit, des sirènes ont hurlé. Elles annonçaient des départs pour un monde qui maintenant m’était à jamais indifférent. Pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai pensé à maman. Il m’a semblé que je comprenais pourquoi à la fin d’une vie elle a pris un fiancé, pourquoi elle avait joué à recommencer (…) Si près de la mort, maman devait s’y sentir libérée et prête à tout revivre. Personne, personne n’avait le droit de pleurer sur elle. Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. »
A ce moment de sa vie, Meursault répond donc par l’affirmative à la question Nietzsche, alors qu’avant il était indifférent à sa vie. Entretemps, il y a eu des bruits, des odeurs, le souvenir de sa mère, des digues qui ont sauté laissant entrer en lui la marée. Il a été comme libéré de sa prison intérieure.