Zweig sur Montaigne et les Guerres de Religion

« … il se détourne comme nous, plein d’horreur, de ce pandémonium de fureur et de haine qui ébranle sa patrie et l’humanité »

On dit parfois que l’histoire ne se répète pas mais qu’elle bégaie. A lire ce que Stefan Zweig raconte de l’époque de Montaigne et des Guerres de Religion on a l’impression d’être de nos jours en plein bégaiement de l’histoire.

Voir aussi Ricoeur sur la violence ; Nietzsche sur jeunesse et explosion; Hobbes dur sécurité; Freud sur liberté, société et culture; freud sur la guerre; Einstein sur la guerre


 » Que malgré sa lucidité infaillible, malgré la pitié qui le bouleversait jusqu’au fond de son âme, il ait dû assister à cette effroyable rechute de l’humanité dans la bestialité, à un de ces accès sporadiques de folie qui saisissent parfois l’humanité, comme celui que nous vivons aujourd’hui, c’est là ce qui fait la tragédie de la vie de Montaigne. (…) Quand il ouvre les yeux sur le monde et quand il s’en sépare, il se détourne comme nous, plein d’horreur, de ce pandémonium de fureur et de haine qui ébranle sa patrie et l’humanité » (p.20)

« En de telles époques où les valeurs les plus hautes de la vie, où notre paix, notre indépendance, notre droit inné, tout ce qui rend notre existence plus pure, plus belle, tout ce qui la justifie, est sacrifié au démon qui habite une douzaine de fanatiques et d’idéologues, tous les problèmes de l’homme qui ne veut pas que son époque l’empêche d’être humain se résument à une seule question : comment rester libre? Comment préserver l’incorruptible clarté de son esprit devant toutes les menaces et les dangers de la frénésie partisane, comment garder intacte l’humanité du coeur au milieu de la bestialité ?Comment échapper aux exigences tyranniques qui veulent m’imposer l’Etat, L’Eglise ou la politique ? Comment protéger cette partie unique de mon moi contre la soumission aux règles et aux mesures dictées du dehors ? Comment sauvegarder mon âme la plus profonde et sa matière qui n’appartient qu’à moi, mon corps, ma santé, mes pensées, mes sentiments, du danger d’être sacrifié à la folie des autres, à des intérêts qui ne sont pas les miens ? » (p.23)

 

 

Source: Stefan Zweig, Montaigne, PUF Quadrige 2016.

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Valéry sur la crise de l’Europe

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »

guerre SOUSA LOPES

Des propos de Paul Valéry sur la situation de l’Europe au sortir de la première guerre mondiale. On sait, bien sûr, que l’histoire ne se répète pas. Mais bégaye-t-elle? 

Voir aussi Hesse sur les intellectuels médiatiques, Arendt sur la culture de masse, Ortega y Gasset sur les spécialistes barbares, Ortega y Gasset sur l’autodestruction, Ortega y Gasset sur la dégradation de la langueCanetti sur l’autodestruction.


« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (p.13)

« Élam, Ninive, Babylone étaient des beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. (…) Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. » (p.14)

« La crise militaire est peut-être finie. La crise économique est visible dans toute sa force; mais la crise intellectuelle, plus subtile, et qui, par sa nature même, prend les apparences les plus trompeuses (puisqu’elle se passe dans le royaume même de la dissimulation), cette crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase.(p.17)

« Ce qui donne à la crise de l’esprit sa profondeur et sa gravité, c’est l’état dans lequel elle a trouvé le patient. » (p.19)

« Et de quoi était fait ce désordre de notre Europe mentale? — De la libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés. C’est là ce qui caractérise une époque moderne. (p.20)

« Eh bien! l’Europe de 1914 était peut-être arrivée à la limite de ce modernisme. (…) Il y avait des oeuvres de l’esprit dont la richesse en contrastes et en impulsions contradictoires faisait penser aux effets d’éclairage insensé des capitales de ce temps-là : les yeux brûlent et s’ennuient… » (p21)

« Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, —l’Hamlet européen regarde des millions de spectres.

« Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie et la mort des vérités. Il a pour fantômes tous les objets de nos controverses ; il a pour remords tous les titres de notre gloire ; il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances, incapable de se reprendre à cette activité illimitée. Il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux abîmes, car les deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre. » (p.22)

Source : Paul Valéry, La crise de l’esprit, Éditions Manucius, 2016.

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Boucheron et Riboulet sur attentats et oubli

« Ensuite vient le moment réellement dangereux : lorsque tout cela devient supportable »

escalierpierreLa crise de nos démocraties serait-elle une crise du langage ? Ortega y Gasset avait associé le déclin de l’Empire romain à la dégradation de la langue, et Machiavel déjà considérait que le mauvais gouvernement arrive quand on commence à prendre un mot pour un autre. Nous vivrions aujourd’hui, selon l’historien Patrick Boucheron et l’écrivain Mathieu Riboulet, une situation de ce genre. D’où l’importance d’éviter que les attentats terroristes de 2015 soient recouvert par la gangue du mauvais langage et finalement oubliés. Déconstruire les discours qui obscurcissent l’événement, retrouver l’état initial, prendre date, voilà la tâche à laquelle il faudrait s’atteler.

Voir aussi Ortega y Gasset sur la Dégradation de la langue et Klemperer sur la langue nazie.


« C’était à Paris, en janvier 2015. Comment oublier l’état où nous fûmes, l’escorte des stupéfactions qui, d’un coup, plia nos âmes ? On se regardait incrédules, effrayés, immensément tristes. Ce sont les deuils ou des peines privées qui d’ordinaire font cela, ce pli, mais lorsqu’on est des millions à le ressentir ainsi, il n’y a pas à discuter, on sait d’instinct que c’est cela l’histoire.

Ça a eu lieu. Et ce lieu est ici, juste là, si près de nous. (…) Ensuite vient le moment réellement dangereux : lorsque tout cela devient supportable. On ne choisit pas non plus ce moment. Un matin, il faut bien se rendre à l’évidence : on est passé à autre chose, de l’autre côté du pli. C’est généralement là que commence la catastrophe, qui est continuation du pire.

Il ne vaudrait mieux pas. Il vaudrait mieux prendre date. (…) On n’écrit pas pour autre chose : nommer et dater, cerner le temps, ralentir l’oubli. Tenter d’être juste, n’est-ce pas ce que requiert l’aujourd’hui ? Sans hâte, oui, mais il ne faut pas trop tarder non plus. Avec délicatesse, certainement, mais on exigera de nous un peu de véhémence. Il faudra bien trancher, décider qui il y a derrière ce nous et ceux qu’il laisse à distance. Faisons cela ensemble, si tu le veux bien – toi et moi, l’un après l’autre, lentement, pour réapprendre à poser une voix sur les choses. Commençons, on verra bien où cela nous mène. D’autres prendront alors le relais. Mais commençons, pour s’ôter du crâne cet engourdissement du désastre.  » (p7-9)

Source : Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre dates, Verdier 2015,Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Freud sur liberté, sécurité et culture

« Homo homini lupus ; qui donc, d’après toutes les expériences de la vie et de l’histoire, a le courage de contester cette maxime ? »

guerre SOUSA LOPES

Les propos de Freud sur le besoin de réprimer la liberté individuelle pour rendre possible la vie en société sont similaires à ceux de Hobbes. Il va, comme ce dernier, jusqu’à citer la phrase de Plaute : « l’homme est un loup pour l’homme ». Sauf que Freud s’appuie sur une théorie psychanalytique des pulsions humaines, là où Hobbes se contente de faire allusion à un hypothétique « état de nature ».

Voir aussi Hobbes sur sécurité et liberté, Freud sur la guerre, Ricoeur sur la violence.


 » La part de réalité effective cachée (…) c’est que l’homme n’est pas un être doux, en besoin d’amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais qu’au contraire il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l’agression. En conséquence de quoi, le prochain n’est pas seulement pour lui un aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation, celle de satisfaire en lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier de ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus ; qui donc, d’après toutes les expériences de la vie et de l’histoire, a le courage de contester cette maxime ? » (p. 297-298)

« La vie en commun des hommes n’est rendue possible que si se trouve réunie une majorité qui est plus forte que chaque individu et qui garde sa cohésion face à chaque individu. La puissance de cette communauté s’oppose maintenant en tant que « droit » à la puissance de l’individu qui est condamnée en tant que « violence brute ». Ce remplacement de la puissance de l’individu par celle de la communauté est le pas culturel décisif. Son essence consiste en ce que les membres de la communauté se limitent dans leur possibilités de satisfaction, alors que l’individu isolé ne connaissait pas de limite de ce genre ». (p.282)

Source : Sigmung Freud, Le malaise dans la culture in Oeuvres Complètes, tome XVIII, PUF, 2006. Pages 282 et 297-298.

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Arendt sur Eichmann et la banalité du mal

« Simplement, il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait »

UglyUne idée qui fait florès mais qui appelle le débat. L’homme pourrait faire le mal sans en être conscient, sans avoir une volonté profonde de le faire, juste par un défaut de pensée sur la conséquence de ses actes. La banalité du mal ne renvoie pas à un mal banal, mais à un mal qui, même gravissime, n’a pas de cause radicale. C’est en observant Adolf Eichmann lors de son procès à Jérusalem en 1961 qu’Anna Arendt a forgé cette notion. On dispose aujourd’hui de documents montrant qu’Eichmann était conscient de ses actes et fier de les avoir commis ; il n’était donc pas dans la banalité du mal. Mais la question reste posée : si Arendt semble s’être trompée sur ce cas précis, le concept lui-même peut-il nous aider à comprendre la violence meurtrière de nos jours ?

Voir aussi de Swann sur Arendt et la banalité du malRosset sur religion et violence ; Bacon sur peinture, écrans et violence ; Enríquez Gómez sobre la Inquisición ; Tchekhov sur l’aveuglement ; Nietzsche sur jeunesse et explosivité; Freud sur liberté, sécurité et culture 


« (…) je n’ai parlé de la banalité du mal qu’au seul niveau des faits, en mettant en évidence un phénomène qui sautait aux yeux lors du procès. Eichmann n’était ni un Iago ni un Macbeth ; et rien n’était plus éloigné de son esprit qu’une décision, comme chez Richard III, de faire le mal par principe. Mis à part un zèle extraordinaire à s’occuper de son avancement personnel, il n’avait aucun mobile. Et un tel zèle en soi n’était nullement criminel ; il n’aurait certainement jamais assassiné son supérieur pour prendre son poste. Simplement, il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait, pour le dire de manière familière. (p.1295)

« (…) il y avait un fait incontestable : Eichmann n’était pas fou au sens psychologique du terme (…). Pire, ce n’était sûrement pas un cas de haine morbide des Juifs, d’antisémitisme fanatique, ni d’endoctrinement d’aucune sorte. Lui, « personnellement », n’avait jamais rien eu contre les Juifs ; au contraire, il avait de nombreuses « raisons personnelles » de ne pas les haïr. (…). (p.1043-1044)

« (…). Et les juges ne le crurent pas, parce qu’ils étaient trop bons (…) pour admettre qu’une personne moyenne, « normale », ni faible d’esprit, ni endoctrinée, ni cynique, puisse être absolument incapable de distinguer le bien du mal. (…). Leur argumentation était fondée sur l’hypothèse que l’accusé, comme toutes les « personnes normales », avait dû être conscient de la nature criminelle de ses actes ; (…). (p1044)

Source : Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Quarto-Gallimard, 2002.Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Hobbes sur sécurité et liberté

 » (…) pendant le temps où les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les maintienne tous dans la peur, ils sont dans cette condition qu’on appelle guerre, et cette guerre est telle qu’elle est celle de tout homme contre tout homme. »

TuyauxQuel équilibre entre sécurité et liberté individuelle ? Question de grande acuité par les temps qui courent. D’après le philosophe anglais du XVIIè siècle Thomas Hobbes, l’insécurité vient de expression libre, sans empêchements, de la nature humaine elle-même. Pour en sortir les hommes doivent donc volontairement renoncer à la liberté de se gouverner eux-mêmes au profit d’un Etat aux pouvoirs absolus -le Léviathan- qui, en échange, leur garantirait sécurité, protection et paix.

Thomas Hobbes a publié Le Léviathan dans un contexte d’affrontements politiques et religieux en Angleterre. Dans son effroi, il avait choisi de s’exiler à Paris, où il est resté pendant onze ans, ne rentrant en Angleterre qu’après la fin de la guerre civile de 1648-49 et la décapitation du roi Charles Ier.

Les extraits ci-après reproduisent le raisonnement de Hobbes, qui va de l’égalité naturelle des hommes et de leur égoïsme, à la guerre de chacun contre chacun qui résulterait de leur liberté d’action dans la poursuite de leurs intérêts particuliers, et à la nécessité du Léviathan pour garantir l’état de paix.

Voir aussi, Freud sur liberté, sécurité et culture,  Freud sur la guerre, Rosset sur religion et violence, Nietzsche sur jeunesse et explosivité.


« La Nature a fait les hommes si égaux pour ce qui est des facultés du corps et de l’esprit que, quoiqu’on puisse trouver parfois un homme manifestement plus fort corporellement, ou d’un esprit plus vif, cependant, tout compte fait, globalement, la différence entre un homme et un homme n’est pas si considérable qu’un homme particulier puisse de là revendiquer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui. Car, pour ce qui est de la force du corps, le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s’unissant à d’autres qui sont menacés du même danger que lui-même. (Première partie, p.105)

« De cette égalité de capacité résulte une égalité d’espoir d’atteindre nos fins. Et c’est pourquoi si deux hommes désirent la même chose, dont ils ne peuvent cependant jouir tous les deux, ils deviennent ennemis ; et, pour atteindre leur but (principalement leur propre conservation, et quelquefois le seul plaisir qu’ils savourent), ils s’efforcent de se détruire ou de subjuguer l’un l’autre. » (Première partie, p.106)

« Le DROIT DE NATURE, (…), est la liberté que chaque homme a d’user de son propre pouvoir pour la préservation de sa propre nature, c’est-à-dire de sa propre vie ; et, par conséquent, de faire tout ce qu’il concevra, selon son jugement et sa raison propres, être le meilleur moyen pour cela. » (Première partie, p.111)

« Par là, il est manifeste que pendant le temps où les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les maintienne tous dans la peur, ils sont dans cette condition qu’on appelle guerre, et cette guerre est telle qu’elle est celle de tout homme contre tout homme. Car la GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille, ou dans l’acte de se battre, mais dans un espace de temps où la volonté de combattre est suffisamment connue; » (Première partie, p.108)

« Et parce que la condition de l’homme (…) est d’être dans un état de guerre de chacun contre chacun, situation où chacun est gouverné par sa propre raison, et qu’il n’y a rien dont il ne puisse faire usage dans ce qui peut l’aider à préserver sa vie contre ses ennemis, il s’ensuit que, dans un tel état, tout homme a un droit sur toute chose, même sur le corps d’un autre homme. Et c’est pourquoi, aussi longtemps que ce droit naturel de tout homme sur toute chose perdure, aucun homme, si fort et si sage soit-il, ne peut être assuré de vivre le temps que la nature alloue ordinairement aux hommes. Et par conséquent, c’est un précepte, une règle générale de la raison, que tout homme doit s’efforcer à la paix, aussi longtemps qu’il a l’espoir de l’obtenir (…) » (Première partie, p.112)

« Car les lois de nature, comme la justice, l’équité, la modestie, la pitié, et, en résumé, faire aux autres comme nous voudrions qu’on nous fît, d’elles-mêmes, sans la terreur de quelque pouvoir qui les fasse observer, sont contraires à nos passions naturelles, qui nous portent à la partialité, à l’orgueil, à la vengeance, et à des comportements du même type. Et les conventions, sans l’épée, ne sont que des mots, et n’ont pas du tout de force pour mettre en sécurité un homme. C’est pourquoi, malgré les lois de nature (…), si aucun pouvoir n’est érigé, ou s’il n’est pas assez fort pour assurer notre sécurité, chacun se fiera – et pourra légitimement le faire – à sa propre force, à sa propre habileté, pour se garantir contre les autres hommes ». (Deuxième partie, p.6-7)

« La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les hommes de l’invasion des étrangers, et des torts qu’ils peuvent se faire les uns aux autres, et par là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre industrie et par les fruits de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, est de rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou sur une seule assemblée d’hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à une seule volonté; autant dire, désigner un homme, ou une assemblée d’hommes, pour tenir le rôle de leur personne; et que chacun reconnaisse comme sien (qu’il reconnaisse être l’auteur de) tout ce que celui qui ainsi tient le rôle de sa personne fera, ou fera faire, dans ces choses qui concernent la paix et la sécurité communes; que tous, en cela, soumettent leurs volontés d’individu à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C’est plus que consentir ou s’accorder : c’est une unité réelle de tous en une seule et même personne, réalisée par une convention de chacun avec chacun, de telle manière que c’est comme si chacun devait dire à chacun : J’autorise cet homme, ou cette assemblée d’hommes, j’abandonne mon droit de me gouverner à cet homme, ou à cette assemblée, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une RÉPUBLIQUE, en latin CIVITAS. C’est là la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. » (Deuxième partie, p.10)

Source : Thomas Hobbes, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Édition Electronique, Université du Québec à Chicoutimi, 2003. Traduit de l’anglais par Philippe Folliot. Accéder à la Première partie ; Accéder à la Deuxième partie.

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Tocqueville sur les risques de la démocratie

« Je vois une foule d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs (…) » 

trapecisteLa démocratie peut-elle engendrer du despotisme? C’est une question que s’était posé Tocqueville au XIXè siècle, tout en admettant que le mot despotisme appliqué à la démocratie était inadéquat. Faute de mieux, il a parlé d’un nouveau despotisme pour qualifier l’avenir possible, selon lui, de la démocratie. Il le décrit dans les extraits ci-après. A-t-il vu juste ? Il semble en tout cas qu’il a bien prévu certains traits des démocraties actuelles, même s’il ne pouvait, lui, imaginer à son époque leur exacerbation d’aujourd’hui par l’omniprésence du multimédia.

Voir aussi Tocqueville sur l’individualismeBesnier sur la « zombification« , Pascal sur le divertissement, Mann sur hypnotisme et volonté de décider.


« Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ;  » (p.313)

« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils se remplissent l’âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres, ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux ; mais il ne les voit pas ; il les touche mais ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

« Au-dessus de ceux-là, s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leurs jouissances, et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle, si, comme elle, il avait comme objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilité leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

« C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. » (p.313-314)

« J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple. » (p.315)

« On ne peut pas dire d’une manière générale que le plus grand danger de nos jours soit (…) l’anarchie ou le despotisme. L’un et l’autre est également à craindre, et peut sortir aussi aisément d’une seule et même cause qui est l’apathie générale, fruit de l’individualisme ;  » (p.360, note à la page 319)

« Ce qu’il est important de combattre, c’est donc bien moins l’anarchie ou le despotisme que l’apathie qui peut créer presque indifféremment l’un ou autre. »(p.360, note à la page 319)

Source : Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome 4,  Pagnerre Editeur, Cinquième Edition, 1848.                                                              Accessible dans Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k37010k/f3.image.r=

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Mann sur la volonté de décider

 » (…) les détails grotesques étaient suivis par un public hilare qui hochait la tête, applaudissait, se frappait les genoux, visiblement sous l’empire d’une personnalité puissante et sûre ».

maison enchantéeDes situations qui nous amènent à renoncer à notre volonté de décider ? Un spectacle d’hypnotisme, par exemple, semble répondre Thomas Mann dans sa nouvelle « Mario et le magicien » publiée en 1930. L’hypnotiseur Cipolla jouissant de son pouvoir asservit et souille son public dans une station balnéaire italienne. Mais en réalité Mann nous montre ici l’emprise qu’une personnalité forte peut exercer sur la masse. Une parabole en fait du fascisme, inspirée par un séjour familial dans l’Italie Mussolinienne.  

Très troublant pour un regard actuel le fait que Mann ait choisi un spectacle -le divertissement donc- pour cette allégorie. Le divertissement, quand il devient omniprésent comme de nos jours, peut-il suffire à écraser la volonté des individus?

Voir aussi : Pascal sur le divertissement, Shopenhauer sur la liberté du vouloir, Besnier sur la « zombification », Gianinni sobre el aburrimiento, Baudelaire sur l’ennui.


« Il choisissait dans un jeu, sans les montrer, trois cartes qu’il cachait dans la poche intérieure de sa redingote ; il présentait le second jeu à quelqu’un, et la personne en tirait précisément les trois mêmes cartes, — pas toujours parfaitement les mêmes, mais dans la plupart des cas, Cipolla triomphait lorsqu’il montrait au public ses trois cartons. Il remerciait alors négligemment des applaudissements par lesquels on reconnaissait, bon gré, mal gré,  la force dont il faisait preuve. Un jeune homme du premier rang, à notre gauche, Italien au visage fièrement taillé, se leva et se déclara décidé à choisir clairement selon sa volonté et à résister consciemment à toute influence de quelque sorte qu’elle fût. Quelle issue Cipolla prévoyait dans ces conditions ? « Vous aller ainsi, répondit le cavalière, me rendre ma tâche un peu plus difficile. Votre résistance ne changera rien au résultat. La liberté existe, la volonté existe, mais la liberté de volonté n’existe pas, car la volonté qui tend à sa liberté frappe dans le vide. Vous êtes libre de tirer ou ne pas tirer la carte. Mais si vous tirez, vous tirerez la bonne, d’autant plus sûrement que vous chercherez davantage à agir librement ». » (p.93-94)

 « Au diable de savoir dans quelle mesure Cipolla soutenait ses dons naturels par des trucs mécaniques et des petits tours de prestidigitation. Si on admet un tel amalgame, la curiosité de tous les spectateurs s’accordait à jouir d’un divertissement extraordinaire et à reconnaitre un talent professionnel que personne ne niait. Lavora bene ! Nous entendîmes plusieurs fois cette constatation dans notre voisinage, ici et là ; elle révélait la victoire de l’équité objective sur l’antipathie et la silencieuse révolte. » (p.94)

 » (…) on assista à tout ce que peut offrir ce domaine inquiétant de la nature, depuis les phénomènes les plus insignifiants jusqu’aux plus monstrueux ; les détails grotesques étaient suivis par un public hilare qui hochait la tête, applaudissait, se frappait les genoux, visiblement sous l’empire d’une personnalité puissante et sûre ; toutefois, à ce qu’il me parut, du moins, cela n’allait pas sans un sentiment d’aversion pour ce qu’il y avait de déshonorant pour chacun et pour tous, dans les triomphes de Cipolla. » (p.101)

Source : Thomas Mann, Mario et le magicien, GF Flammarion, 1983. Pages 93, 94, 101.

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Tocqueville sur l’individualisme

« L’individualisme est d’origine démocratique, et il menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent… »

Dans une langue magnifique dont sourd encore l’esprit des lumières, des « traces » fort anciennes d’une préoccupation qui résonne très fort aujourd’hui. Quels rapports entre individualisme et démocratie ? Entre individualisme et égoïsme ? Des citations sur les réponses de Tocqueville dans son analyse de la démocratie américaine.

 « J’ai fait voir comment, dans les siècles d’égalité, chaque homme, cherchait en lui- même ses croyances. Je veux montrer comment, dans les mêmes siècles, il tourne tous ses sentiments vers lui seul.

L’individualisme est une expression récente qu’une idée nouvelle fait naître. Nos pères ne connaissaient que l’égoïsme.

L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer à tout.

L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart de sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à ellemême.

L’égoïsme naît d’un instinct aveugle; l’individualisme procède d’un jugement erroné plutôt que d’un sentiment dépravé. Il prend sa source dans les défauts de l’esprit autant que dans les vices du cœur.

L’égoïsme dessèche le germe de toutes les vertus, l’individualisme ne tarit d’abord que la source des vertus publiques ; mais, à la longue, il attaque et détruit toutes les autres et va enfin s’absorber dans l’égoïsme.

L’égoïsme est un vice aussi ancien que le monde. Il n’appartient guère plus à une forme de société qu’à une autre.

L’individualisme est d’origine démocratique, et il menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent. » (p.125) .

« Chaque classe venant à se rapprocher des autres et à s’y mêler, ses membres deviennent indifférents et comme étrangers entre eux. L’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part.

A mesure que les conditions s’égalisent, il se rencontre un plus grand nombre d’individus qui, n’étant plus assez riches ni assez puissants pour exercer une grande influence sur le sort de leurs semblables, ont acquis cependant ou ont conservé assez de lumières et de biens pour pouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n’attendent pour ainsi dire rien de personne; ils s’habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains.

Ainsi, non seulement le démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur. » (p.126-127)

Source : Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Tome Il, GF-Flammarion, 1981. Pages 125 à 127.

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Mao Zedong sur la famine

« Quand il y a la famine tout le monde peut mourir. C’est pourquoi il vaut mieux laisser une moitié de la population mourir afin que l’autre puisse manger à sa faim. »

Mao Zedong, discours devant le Comité Central du Parti Communiste de Chine, le 25 mars 1959.

 

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On trouve cette citation de Mao Zedong dans l’enquête de Phillipe Grangereau, Le grand mensonge, publiée par la Revue XXI, n° 17, Hiver 2012.

Liée à la collectivisation forcée de l’agriculture et à la perversité du système politico-bureaucratique, cette famine a fait en Chine entre trente six et cinquante cinq millions de morts en 1958-62. Les rares denrées étaient réservées aux cadres du Parti Communiste et aux populations urbaines. Cette famine politique, ou « faite par l’homme », rappelle celle de l’URSS en 1932-33 (voir « Vassili Grossman sur la famine en URSS » et « Cholokhov sur la famine en URSS« , ainsi que les réflexions qui s’y attachent).

Phillipe Grangereau présente aussi le témoignage du chercheur chinois Yang Jisheng :

« Bouleversé, il découvre qu’au pire de la famine en janvier et février 1959, les greniers de l’Etat sont pleins : « il y avait encore en réserve six millions cinq cent quarante cinq mille tonnes de céréales », dit-il avec colère. Il ne comprend pas : « A travers tout le pays la population campait autour des greniers à céréales. Les gens criaient et imploraient : parti communiste donne-nous un peu de nourriture. Ils suppliaient à l’entrée des silos à grains, jusqu’à ce que la faim les achève. C’est inimaginable ». Il vibre de rage : « les empereurs des dynasties ouvraient les réserves et les distribuaient à la population en cas de catastrophe ou de pénuries. Mais la direction du Parti Communiste, qui prétendait servir le peuple, a refusé de secourir la population…… »

Source : Phillipe Grangereau, Le grand mensonge, enquête Revue XXI n° 17, Hiver 2012

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