« On a toujours dit et affirmé que le professeur de lycée Anna Schreker était la Gertrude Stein autrichienne ou la Marianne Moore autrichienne, alors qu’elle n’a jamais été que la Schreker autrichienne, une écrivassière de quartier atteinte de mégalomanie à la viennoise. »
Méchant, acide. Et en même temps, drôle et fin. « Des arbres à abattre », un roman où Thomas Bernhard s’en prend violemment au monde artistique Viennois des années 1980, qualifié de « canaille artistique urbaine ». Le propos du narrateur est outrancier mais fascine. Probablement parce qu’il caresse dans le sens du poil notre propre méchanceté, mais surtout en raison d’un style d’écriture enivrant qui donne au texte un rythme musical, les mots se répétant comme le refrain des chansons. Le lecteur est pris dans un tourbillon dont il peine à s’arracher.
Dans les extraits proposés ici on pourra apprécier la cruelle ironie Bernhardienne, ainsi que son art de la répétition. Sur ce dernier un bref commentaire met en lumière la question du rythme.
Une collaboration signée Harrydel.
Extraits tirés de Thomas Bernhard, Des arbres à abattre.Une irritation, Folio-Gallimard, 2013. Pages 140, 148, 184.
« La Auersberger, qui avait fait apporter à table un deuxième plat de sandre, estima qu’il était tout de même regrettable que le comédien du Burg eût perdu un gant sur le chemin de la Gentzgasse, perdre un gant, estima-t-elle, était aussi grave que de perdre les deux, car un seul gant n’avait aucune valeur. Oui estimèrent ceux qui étaient à table, tous avaient un jour perdu un gant et pensé la même chose. Mais qui sait, dit la Auersberger, peut-être que quelqu’un avait ramassé et rendu le gant. Oui, rendu, mais à qui ? demanda Auersberger à sa femme, et sur ce il avait éclaté de rire, ce qui avait incité les autres à rire également, et ils rirent donc de la question adressée par Auersberger à sa femme, à savoir qui avait rendu ou allait rendre le gant perdu, et à qui, et là-dessus, chacun raconta à table sa propre histoire de gant, car chacun à table avait un jour perdu un de ses gants et avait trouvé la perte de ce seul gant aussi fâcheuse que la perte de deux gants faisant la paire. Aucun d’entre eux n’avait d’ailleurs jamais retrouvé le gant perdu, aucun de ces gants perdus, déclarèrent-ils, n’avait jamais été rendu » (p.140)
« On a toujours dit et affirmé que le professeur de lycée Anna Schreker était la Gertrude Stein autrichienne ou la Marianne Moore autrichienne, alors qu’elle n’a jamais été que la Schreker autrichienne, une écrivassière de quartier atteinte de mégalomanie à la viennoise ; et je pensai maintenant que le professeur de lycée Anna Schreker a aussi commencé à écrire dans les années cinquante et qu’elle a suivi plus ou moins la même voie que la Jeannie Billroth, à savoir la voie sur laquelle un jeune talent se mue en artiste honteusement asservi à l’Etat, sur laquelle une jeune femme écrivant une prose rétrograde se mue en rombière écrivant une prose rétrograde, la voie moyenne et non la voie du génie, comme je le pense maintenant, celle là même sur laquelle la Jeannie Billroth, d’abord obsédée par Virginia Woolf, n’a pas tardé à se prendre pour Virginia Woolf en personne, tout comme la Schreker, d’abord obsédée par Marianne Moore et Gertrude Stein, n’a pas tardé à se prendre pour Marianne Moore ou pour Gertrude Stein en personne. Toutes deux, la Jeannie et la Schreker, ainsi d’ailleurs que le compagnon de vie de cette dernière, se sont très tôt et hélas très scrupuleusement détournées de leurs visions initiales et de leurs desseins initiaux et de leurs passions initiales pour se rallier, en fait de littérature, à l’art abominable de ceux qui veulent seulement complaire à l’Etat ; tous trois se sont commis de la même façon répugnante avec toutes les sortes possibles de conseillers municipaux, ministres et autres fonctionnaires de la culture, comme on les appelle, tant et si bien qu’ils sont morts à mes yeux, au début des années soixante, du jour au lendemain, des suites d’une faiblesse congénitale, comme je le pense, j’ai vu en eux, pour ainsi dire du jour au lendemain, les exactes répliques de ceux qu’ils ont toujours trouvés répugnants et abjects et dont, en présence de tierces personnes, ils n’ont jamais parlé autrement qu’avec le plus grand mépris. » (p.184)
« Les meilleurs théâtres ont été démolis, dit la Auersberger. Hélas, hélas, dit le comédien du Burg, ce n’est que trop vrai. A Vienne c’est toujours le meilleur qui est démoli dit Auersberger, les Viennois démolissent toujours le meilleur, mais quand ils démolissent le meilleur, ils ne remarquent pas que c’est le meilleur qu’ils démolissent, ils le remarquent toujours seulement après coup, quand ils l’ont déjà démoli, le meilleur. » (p. 148)
Le dernier extrait fournit une bonne illustration du recours par Thomas Bernhard à la répétition rythmée des mots. En effet, le mot « meilleur » et le verbe « démolir » y apparaissent en association rien de moins que six fois, et cela selon une cadence bien précise. Si l’on attribue le numéro 1 à « meilleur(s) » et 2 aux différentes formes du verbe « démolir », le rythme de l’apparition ensemble de ces deux mots est: 1,2 – 1,2 – 2,1 – 2,1 – 1,2 – 1,2.