« Qu’est-ce ? Plaisir sexuel qui peut, ou pas, être la masturbation, mais qui est, ici, indubitablement décrit dans son trajet intense qui n’épargne ni la bouche ni l’érection et se nourrit de perceptions visionnées : de fantasmes. »
Traces a reçu cette réaction, signée Archivald, à l’article Proust sur les petites madeleines.
A rapprocher aussi de « Rosset sur la jota majorquine » et de « Modiano sur oubli et mémoire« .
C’est bien vu, l’idée que l’épisode, apparement innocent, de la madeleine trempée de Proust baigne en réalité dans une atmosphère de désir incestueux. Ce thème a été en fait développé en profondeur par Julia Kristeva dont je propose quelques extraits pour Traces.
Mais d’abord, quelques explications. Parmi les divers éléments apportés par Kristeva, il y a les raisons du choix par Proust de la madeleine comme friandise à tremper. Elle fait allusion, à deux personnages littéraires féminins que Proust connaissait bien. Ces femmes ont un commun penchant pour les jeunes hommes et s’appellent toutes deux…Madeleine. La première, Madeleine Blanchet, est l’héroïne du roman François le Champi de Georges Sand, texte très présent dans la Recherche du temps perdu. En effet, la mère du narrateur lui en faisait lecture au lit quand il était enfant. Madeleine Blanchet sera la maîtresse, puis l’épouse de l’enfant qu’elle avait adopté. La deuxième, Madeleine de Gouvres, est l’héroïne d’une nouvelle antérieure, écrite par Proust lui-même, L’Indifférent. Cette Madeleine-ci est une noble dame amoureuse d’un jeune homme qui n’aime que les prostituées.
Selon J. Kristeva, ces deux Madeleines amoureuses et troubles se retrouveraient, transposées par Proust, dans la petite madeleine de La Recherche.
A propos de Madeleine Blanchet :
» On est donc fondé à penser que c’est précisément le thème incestueux, celui de la mère pécheresse, qui a retenu et maintenu l’attention de Proust sur François le Champi, par delà ses réticences vis-à-vis du style de G. Sand. La meunière Madeleine Blanchet transmettra ainsi, avec la blancheur de sa farine, le goût d’un amour interdit qui va s’insinuer dans le credo esthétique majeur du narrateur, transformé en objet apparement anodin : les petites madeleines. » (p.24)
A propos de Madeleine de Gouvres :
» Une noble dame s’éprend d’un jeune homme qui n’affiche qu’indifférence à son égard. De plus en plus attirée par ce personnage surnommé « L’indifférent » (…), elle découvre pour finir que la froideur du jeune Lepré cache son attachement passionnel pour les prostituées : « Il aime les femmes ignobles qu’on ramasse dans la boue et les aime follement » (…) Le rapprochement entre cette intrigue et l’amour de Swann est plausible (…). Swann est bel et bien l’amant d’une cocotte, Odette de Crécy, qu’il arrache à la boue pour lui ouvrir une séduisante carrière, difficile mais couronnée de succès mondains (…). Odette serait alors un amalgame des femmes aimées par Lepré et la noble dame qui n’inspire qu’indifférence (…).
« Il se trouve cependant qu’en la voyant revivre en Odette, les commentateurs ont oublié jusqu’au nom de la dame frappée d’indifférence. Elle s’appelle Madeleine de Gouvres. » (p.26-27)
« Madeleine n’aura pas de mal à (…) prêter sa saveur maternelle, inaccessible, fade et délicieusement excitante, à une petite madeleine qui, sur ma langue, peut réveiller d’interminables désirs. Et le narrateur de retrouver le plaisir interdit du baiser maternel (…), non plus dans la bouche maternelle, ni même dans sa voix lisant Champi, mais dans un petit « champi-gnon » court et dodu, trempé dans le thé et qui se dénomme, nécessairement, une madeleine. » (p.28)
A propos de la madeleine :
» A la sensation encore récente de la saveur s’adjoint alors ce qu’il faut bien appeler un désir, une poussée érotique et vitale : « Je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur (…) cela monte lentement ». Résistances et distances traversées. Qu’est-ce ? Plaisir sexuel qui peut, ou pas, être la masturbation, mais qui est, ici, indubitablement décrit dans son trajet intense qui n’épargne ni la bouche ni l’érection et se nourrit de perceptions visionnées : de fantasmes. » (p.39).
Source : Julia Kristeva, Le temps sensible, Folio essais, 1994. Pages 24, 26, 27, 28, 39.