Tocqueville sur les risques de la démocratie

« Je vois une foule d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs (…) » 

trapecisteLa démocratie peut-elle engendrer du despotisme? C’est une question que s’était posé Tocqueville au XIXè siècle, tout en admettant que le mot despotisme appliqué à la démocratie était inadéquat. Faute de mieux, il a parlé d’un nouveau despotisme pour qualifier l’avenir possible, selon lui, de la démocratie. Il le décrit dans les extraits ci-après. A-t-il vu juste ? Il semble en tout cas qu’il a bien prévu certains traits des démocraties actuelles, même s’il ne pouvait, lui, imaginer à son époque leur exacerbation d’aujourd’hui par l’omniprésence du multimédia.

Voir aussi Tocqueville sur l’individualismeBesnier sur la « zombification« , Pascal sur le divertissement, Mann sur hypnotisme et volonté de décider.


« Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ;  » (p.313)

« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils se remplissent l’âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres, ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux ; mais il ne les voit pas ; il les touche mais ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

« Au-dessus de ceux-là, s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leurs jouissances, et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle, si, comme elle, il avait comme objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilité leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

« C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. » (p.313-314)

« J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple. » (p.315)

« On ne peut pas dire d’une manière générale que le plus grand danger de nos jours soit (…) l’anarchie ou le despotisme. L’un et l’autre est également à craindre, et peut sortir aussi aisément d’une seule et même cause qui est l’apathie générale, fruit de l’individualisme ;  » (p.360, note à la page 319)

« Ce qu’il est important de combattre, c’est donc bien moins l’anarchie ou le despotisme que l’apathie qui peut créer presque indifféremment l’un ou autre. »(p.360, note à la page 319)

Source : Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome 4,  Pagnerre Editeur, Cinquième Edition, 1848.                                                              Accessible dans Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k37010k/f3.image.r=

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