» (…) les détails grotesques étaient suivis par un public hilare qui hochait la tête, applaudissait, se frappait les genoux, visiblement sous l’empire d’une personnalité puissante et sûre ».
Des situations qui nous amènent à renoncer à notre volonté de décider ? Un spectacle d’hypnotisme, par exemple, semble répondre Thomas Mann dans sa nouvelle « Mario et le magicien » publiée en 1930. L’hypnotiseur Cipolla jouissant de son pouvoir asservit et souille son public dans une station balnéaire italienne. Mais en réalité Mann nous montre ici l’emprise qu’une personnalité forte peut exercer sur la masse. Une parabole en fait du fascisme, inspirée par un séjour familial dans l’Italie Mussolinienne.
Très troublant pour un regard actuel le fait que Mann ait choisi un spectacle -le divertissement donc- pour cette allégorie. Le divertissement, quand il devient omniprésent comme de nos jours, peut-il suffire à écraser la volonté des individus?
Voir aussi : Pascal sur le divertissement, Shopenhauer sur la liberté du vouloir, Besnier sur la « zombification », Gianinni sobre el aburrimiento, Baudelaire sur l’ennui.
« Il choisissait dans un jeu, sans les montrer, trois cartes qu’il cachait dans la poche intérieure de sa redingote ; il présentait le second jeu à quelqu’un, et la personne en tirait précisément les trois mêmes cartes, — pas toujours parfaitement les mêmes, mais dans la plupart des cas, Cipolla triomphait lorsqu’il montrait au public ses trois cartons. Il remerciait alors négligemment des applaudissements par lesquels on reconnaissait, bon gré, mal gré, la force dont il faisait preuve. Un jeune homme du premier rang, à notre gauche, Italien au visage fièrement taillé, se leva et se déclara décidé à choisir clairement selon sa volonté et à résister consciemment à toute influence de quelque sorte qu’elle fût. Quelle issue Cipolla prévoyait dans ces conditions ? « Vous aller ainsi, répondit le cavalière, me rendre ma tâche un peu plus difficile. Votre résistance ne changera rien au résultat. La liberté existe, la volonté existe, mais la liberté de volonté n’existe pas, car la volonté qui tend à sa liberté frappe dans le vide. Vous êtes libre de tirer ou ne pas tirer la carte. Mais si vous tirez, vous tirerez la bonne, d’autant plus sûrement que vous chercherez davantage à agir librement ». » (p.93-94)
« Au diable de savoir dans quelle mesure Cipolla soutenait ses dons naturels par des trucs mécaniques et des petits tours de prestidigitation. Si on admet un tel amalgame, la curiosité de tous les spectateurs s’accordait à jouir d’un divertissement extraordinaire et à reconnaitre un talent professionnel que personne ne niait. Lavora bene ! Nous entendîmes plusieurs fois cette constatation dans notre voisinage, ici et là ; elle révélait la victoire de l’équité objective sur l’antipathie et la silencieuse révolte. » (p.94)
» (…) on assista à tout ce que peut offrir ce domaine inquiétant de la nature, depuis les phénomènes les plus insignifiants jusqu’aux plus monstrueux ; les détails grotesques étaient suivis par un public hilare qui hochait la tête, applaudissait, se frappait les genoux, visiblement sous l’empire d’une personnalité puissante et sûre ; toutefois, à ce qu’il me parut, du moins, cela n’allait pas sans un sentiment d’aversion pour ce qu’il y avait de déshonorant pour chacun et pour tous, dans les triomphes de Cipolla. » (p.101)
Source : Thomas Mann, Mario et le magicien, GF Flammarion, 1983. Pages 93, 94, 101.