Zweig sur Montaigne et les Guerres de Religion

« … il se détourne comme nous, plein d’horreur, de ce pandémonium de fureur et de haine qui ébranle sa patrie et l’humanité »

On dit parfois que l’histoire ne se répète pas mais qu’elle bégaie. A lire ce que Stefan Zweig raconte de l’époque de Montaigne et des Guerres de Religion on a l’impression d’être de nos jours en plein bégaiement de l’histoire.

Voir aussi Ricoeur sur la violence ; Nietzsche sur jeunesse et explosion; Hobbes dur sécurité; Freud sur liberté, société et culture; freud sur la guerre; Einstein sur la guerre


 » Que malgré sa lucidité infaillible, malgré la pitié qui le bouleversait jusqu’au fond de son âme, il ait dû assister à cette effroyable rechute de l’humanité dans la bestialité, à un de ces accès sporadiques de folie qui saisissent parfois l’humanité, comme celui que nous vivons aujourd’hui, c’est là ce qui fait la tragédie de la vie de Montaigne. (…) Quand il ouvre les yeux sur le monde et quand il s’en sépare, il se détourne comme nous, plein d’horreur, de ce pandémonium de fureur et de haine qui ébranle sa patrie et l’humanité » (p.20)

« En de telles époques où les valeurs les plus hautes de la vie, où notre paix, notre indépendance, notre droit inné, tout ce qui rend notre existence plus pure, plus belle, tout ce qui la justifie, est sacrifié au démon qui habite une douzaine de fanatiques et d’idéologues, tous les problèmes de l’homme qui ne veut pas que son époque l’empêche d’être humain se résument à une seule question : comment rester libre? Comment préserver l’incorruptible clarté de son esprit devant toutes les menaces et les dangers de la frénésie partisane, comment garder intacte l’humanité du coeur au milieu de la bestialité ?Comment échapper aux exigences tyranniques qui veulent m’imposer l’Etat, L’Eglise ou la politique ? Comment protéger cette partie unique de mon moi contre la soumission aux règles et aux mesures dictées du dehors ? Comment sauvegarder mon âme la plus profonde et sa matière qui n’appartient qu’à moi, mon corps, ma santé, mes pensées, mes sentiments, du danger d’être sacrifié à la folie des autres, à des intérêts qui ne sont pas les miens ? » (p.23)

 

 

Source: Stefan Zweig, Montaigne, PUF Quadrige 2016.

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Cervantes sobre la murmuración

« (…) que no es buena la murmuración, aunque haga reír a muchos, si mata a uno; »

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El siglo de oro —época de delación institucionalizada— habrá sido quizás el más murmurador y malediciente de la historia española. Así parecen haberlo comprendido los autores satíricos de entonces y el mismo Cervantes, que más de una vez abordó el asunto. En « El coloquio de los perros » dota de palabra a dos animales, Berganza y Cipión,  que aprovechan este don inesperado  para denunciar las lacras morales de la sociedad. Como Berganza tiene cierta inclinación hacia la murmuración, Cipión se ve obligado a llamarlo al orden. Reproducimos aquí uno de sus diálogos, donde el autor subraya la dificultad de abstenerse de murmurar.

Ver también Cervantes sobre la malediciencia, Enríquez Gómez sur l’Inquisition.


« CIPIÓN. Por haber oído decir que dijo un gran poeta de los antiguos que era difícil cosa el no escribir sátiras, consentiré que murmures un poco de luz y no de sangre; quiero decir que señales y no hieras ni des mate a ninguno en cosa señalada: que no es buena la murmuración, aunque haga reír a muchos, si mata a uno; y si puedes agradar sin ella, te tendré por muy discreto.

« BERGANZA. Yo tomaré tu consejo y esperaré con gran deseo que llegue el tiempo en que me cuentes tus sucesos; que de quién tan bien sabe conocer y enmendar los defectos que tengo en contar los míos, bien se puede esperar que contará los suyos de manera que enseñen y deleiten al mismo punto. » (p. 276)

Fuente: Miguel de Cervantes, El coloquio de perros in Novelas Ejemplares, Ediciones Vicens Vives, 2003.

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Grabbe sur l’humain

« Oui, nous ne tomberons jamais hors du monde. Nous sommes dedans une fois pour toutes. »

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Cette courte citation de Grabbe a été faite par Sigmund Freud dans une discussion qui l’opposait à son ami Romain Rolland. Ce dernier était convaincu que l’être humain porte en lui un sentiment d’éternité, de quelque chose de sans frontière, sans borne, pour ainsi dire « océanique », source de la religiosité.

Freud n’y croyait pas, mais interprétait cette phrase de Grabbe, et la position de Romain Rolland, comme l’affirmation d’un sentiment de lien indissoluble au monde.

Or, à se pencher sur la citation, on peut interpréter qu’elle souligne plutôt le fait que l’on ne peut tomber que dans le monde, qu’on ne peut lui échapper, même en mourant. Impossible d’en sortir pour aller voir ailleurs. On serait alors bien loin du sentiment « océanique », quelque peu romantique, de Romain Rolland, et peut-être plus près du monde absurde d’Albert Camus.

Voir aussi: Camus sur l’absurde, Oz sur l’aveuglement.

Source : Christian Dietrich Grabbe, Hannibal, cité par Freud, Le Malaise dans la culture in Oeuvres Complètes, T. XVIII, PUF, 2006, page 250.

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Camus sur l’absurde

« Ce visage de la vie m’étant donné, puis-je m’en accommoder ?

20150403_190339L’absurde selon Camus est le décalage insurmontable entre deux termes : la déraison du monde, ses catastrophes, chocs et malheurs que la raison ne peut comprendre, d’une part, et la passion éperdue de clarté de l’être humain, de l’autre. Pour Camus tout homme est à un moment ou à un autre confronté à la sensation de cet absurde et au vide de sens de l’existence. Mais seul l’homme qu’il qualifie d’absurde est à même de comprendre et d’accepter l’absurde ; il ne cherchera pas à s’en sortir en basculant dans la religiosité pour expliquer l’inexplicable ; ou en se suicidant pour échapper au non sens.

Voir aussi Oz sur l’aveuglement, Sartre sur la mauvaise foi, Grabbe sur l’humain.


« Vivre naturellement n’est jamais facile. On continue à faire les gestes que l’existence commande, pour beaucoup de raisons dont la première est l’habitude. Mourir volontairement suppose que l’on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l’absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l’inutilité de la souffrance.

« Quel est donc l’incalculable sentiment qui prive l’esprit du sommeil nécessaire à sa vie ? Un monde que l’on peut expliquer même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire, dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger (…) Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité. » (p.256-257)

« Le sentiment d’absurdité au détour de n’importe quelle rue peut frapper à la face de n’importe quel homme. Tel quel, dans sa nudité désolante, dans sa lumière sans rayonnement, il est insaisissable. » (p259-260)

« (…) et voici l’étrangeté : s’apercevoir que le monde est « épais », entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irreductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté gît quelque chose d’inhumain (…). L’hostilité primitive du monde, à travers les millénaires, remonte vers nous. » (p261)

« Ce visage de la vie m’étant donné, puis-je m’en accommoder ? Or, en face de ce souci particulier, la croyance à l’absurde revient à remplacer la qualité des expériences par la quantité. Si je me persuade que cette vie n’a d’autre face que celle de l’absurde (…) si j’admets que ma liberté n’a de sens que par rapport à son destin limité, alors je dois dire que ce qui compte n’est pas de vivre mieux mais de vivre le plus. » (p.289)

« La morale d’un homme, son échelle de valeurs n’ont de sens que par la quantité et la variété d’expériences qu’il lui a été donné d’accumuler. » (p.289-290)

Source : Albert Camus, Le mythe de Sisyphe in Oeuvres, Quarto-Gallimard, 2013.

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Oz sur l’aveuglement

« Tout le monde traverse l’existence, de la naissance à la mort, les yeux fermés. »

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La difficulté à regarder la réalité en face est exprimée ici par Gershom Wald, personaje du roman Judas d’Amos Oz. Il répond à son homme de compagnie qui se plaint de ce que l’on ne veut pas comprendre son idée que Judas n’était pas un traître mais le plus fervent des croyants. Une réponse paradoxale qui suggère que son interlocuteur est peut-être lui-même frappé de cette cécité en énonçant sa thèse, tout comme lui, Gershom Wald, en lui répondant.

Voir aussi, Sartre sur la mauvaise foiCamus sur l’absurde, Grabbe sur l’humain.


« Les yeux ne se dessilleront jamais, décréta Gershom Wald. Tout le monde traverse l’existence, de la naissance à la mort, les yeux fermés. Vous et moi, mon cher Shmuel, ne faisons pas exception. Les yeux fermés. Si on les ouvrait une fraction de seconde, on pousserait des hurlements effroyables sans jamais s’arrêter. Sinon, cela voudrait dire que nous avons toujours les yeux fermés. Maintenant vous pouvez reprendre votre livre si vous le voulez bien. Nous allons observer un temps de silence. » (p.238)

 Source : Amos Oz, Judas, Gallimard, 2016.

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Camus sur le suicide

« Le ver se trouve au coeur de l’homme. C’est là qu’il faut le chercher »

arbre coeur noirDes actes terroristes qui ébranlent nos sociétés on peut dire que l’homicide est commis, mais que le suicide n’est pas omis. Inutile certes de chercher à ces actes une cause unique, il s’agit d’un phénomène complexe — d’une « complexité avec exposant ». Mais que dire de la tendance suicidaire qui l’accompagne ? Peut-on se satisfaire de la promesse d’un autre monde, paradisiaque, pour l’expliquer? Ou mieux vaut rappeler, avec Albert Camus, que si l’on désire quitter ce monde c’est que l’on s’y trouve mal. Que l’on se tue parce qu’on croit que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, cela relève pour ce penseur du truisme. La société n’aurait pas grand-chose à y voir, car le ver du suicide est au départ dans le cœur de l’homme. La bombe humaine est, pour ainsi dire, minée de l’intérieur. 

Voir aussi Freud sur la guerre, Le Bon sur la psychologie des foules, Freud sur les masses, Ricoeur sur la violence, Ionesco sur la vacuité, Enríquez Gómez sur l’Inquisition, De Swaan sur Arendt et la banalité du mal.


« Se tuer, dans un sens, (…), c’est avouer. C’est avouer qu’on est dépassé par la vie ou qu’on ne la comprend pas. (…). C’est seulement s’avouer que « cela ne vaut pas la peine ». Vivre naturellement n’est jamais facile. On continue à faire les gestes que l’existence commande, pour beaucoup de raisons dont la première est l’habitude. Mourir volontairement suppose que l’on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l’absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l’inutilité de la souffrance. » (p.256)

« L »absurde c’est la raison lucide qui constate ses limites » (p.283)

« Le sentiment de l’absurdité au détour de n’importe quelle rue peut frapper à la face de n’importe quel homme.  » (p.260)

« D’un gérant d’immeubles qui s’était tué, on me disait un jour qu’il avait perdu sa fille depuis cinq ans, qu’il avait beaucoup changé depuis et que cette histoire « l’avait miné ». On ne peut souhaiter de mot plus exacte. Commencer à penser, c’est commencer d’être miné. La société n’a pas grand chose à voir dans ces débuts. Le ver se trouve au coeur de l’homme. C’est là qu’il faut le chercher.(p. 256)

Source : Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, in Oeuvres, Quarto-Gallimard, 2013.

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Cervantes sobre la maledicencia

(…) deléitanme las maliciosas agudezas, y, por decir una, perderé yo, no sólo un amigo, pero cien mil vidas. »

Armure gouttièreMiguel de Cervantes, grande entre los grandes, genio de la literatura universal que España no reconoció debidamente en su época. Sufrió al contrario calumnias y acusaciones injustas que dieron con él en prisión.

¿Envidia? ¿Celos? ¿Víctima de la mentalidad inquisitorial de su época? Entre las vejaciones, la publicación de un falso Don Quijote, cuyo prefacio, además, lo tildaba de viejo manco y malhumorado, desprovisto de amigos y enojado con el mundo. El autor, o al menos, el inspirador de este prefacio sería nada menos que Lope de Vega, cuya saña contra Cervantes parecía no tener límites. He aquí lo que le escribía en una carta descomedida:

"¡Honra a Lope, potrilla, o guay de ti!, que es sol, y si se enoja, lloverá; y ese tu Don Quijote baladí de culo en culo por el mundo va vendiendo especias y azafrán romí, y, al fin, en muladares parará."

En su última novela, Cervantes hace de la maledicencia un personaje, Clodio, cuya irónica auto descripción  citamos parcialmente aquí, así cómo la respuesta que le da Antonio, otro de los personajes.

Ver también Baudelaire sur l’ennui, Pascal sur le divertissement, Sartre sur la mauvaise foi, Steffens sur l’excession du monde, Giannini sobre el aburrimiento.


Clodio :
« Tengo un cierto espíritu satírico y maldiciente, una pluma veloz y una lengua libre; deléitanme las maliciosas agudezas, y, por decir una, perderé yo, no sólo un amigo, pero cien mil vidas. »

« Yo no me mataré -dijo Clodio-, porque, aunque soy murmurador y maldiciente, el gusto que recibo de decir mal, cuando lo digo bien, es tal que quiero vivir, porque quiero decir mal ».

Antonio :
« La lengua maldiciente es como espada de dos filos, que corta hasta los huesos, o como rayo del cielo, que sin romper la vaina, rompe y desmenuza el acero que cubre; y, aunque las conversaciones y entretenimientos se hacen sabrosos con la sal de la murmuración, todavía suelen tener los dejos las más veces amargos y desabridos.

Y, como sean las palabras como piedras que se sueltan de la mano, que no se pueden revocar ni volver a la parte de donde salieron hasta que han hecho su efecto, pocas veces el arrepentirse de habellas dicho menoscaba la culpa del que las dijo… ».

Fuente : Miguel de Cervantes, Persiles y Sigismunda, edición electrónica Librodot.com, Capítulo Catorce del Primer Libro. Edición original en 1617 bajo el título « Historia de los trabajos de Persiles y Sigismunda ».

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Kundera sur la tendresse de Staline

« Je sais, je sais… Le mot tendresse ne va pas bien avec la réputation de Staline (…) »

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Traces a publié des citations de Martin Steffens où il est question d’une sorte de trop plein de satisfaction qui pousse les gens à mépriser ce qui échappe à leur domaine de plénitude, le monde étant ainsi en excession par rapport à nos possibilités de l’apprécier. Dans cette citation pleine d’humour de Milan Kundera il est question d’une autre sorte d’excession, d’un trop plein de cruauté qui empêche de compatir avec tout ce qui mérite compassion et tendresse dans le monde. 

Une collaboration de Pierrepentti.

Voir aussi Steffens sur l’excession du monde, Camus sur le pétale de rose.


« Je sais, je sais… Le mot tendresse ne va pas bien avec la réputation de Staline, c’est le Lucifer du siècle, je sais, sa vie a été remplie de complots, de trahisons, de guerres, d’emprisonnements, d’assassinats, de massacres. Je ne le conteste pas, au contraire, je veux même le souligner, pour qu’il apparaisse, avec la plus grand clarté, qu’en face de cet immense poids de cruautés qu’il devait subir, commettre et vivre, il lui était impossible de disposer d’un volume pareillement immense de compassion. Cela aurait dépassé les capacités humaines ! Pour pouvoir vivre sa vie telle qu’elle était, il ne pouvait qu’anesthésier puis complètement  oublier sa faculté de compatir. » (p.37-38)

Source : Milan Kundera, La fête de l’insignifiance, Folio, 2015.

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Steffens sur l’excession du monde

 » (…) le réel offre plus à aimer, à comprendre, à accueillir que nous n’en sommes capables »

3 pans TarragonaLe monde est en excès par rapport à nos possibilités de l’aprehender et de l’apprécier. Pour Martin Steffens cela risque de nous amener à une sorte de plénitude fermée, à nous contenter de ce qui nous contente déjà. Etre ouvert, au contraire, c’est avoir toujours à l’esprit l’inépuisable diversité du monde, c’est s’intéresser même à ce qui ne nous intéresse pas de prime abord. En sommes-nous capables ?

Une collaboration de NecplusVoir aussi Ortega y Gasset sur le spécialiste barbareCamus sur le pétale de rose, Proust sur les petites madeleines, Ouaknin sur la lecture


« Comblé de sœurs par ma famille, je le fus de frères par l’amitié. Ces amis ont ceci en commun d’être d’une profondeur à la limite du gouffre: ils peuvent abriter un amour exceptionnel, un savoir abyssal, une détresse inouïe (…) .

« C’est dire si je crois en la qualité de ces êtres qui sont mes amis. Or ce constat m’a fait voir une chose que j’ai par la suite pu identifier chez moi-même : il est un point où même l’homme le plus profond s’arrête d’aimer, se met à accuser, à mépriser, à détester. Chez l’un de mes amis qui goûte la poésie comme nul autre, qui sait lire à même l’époque le dessein de sa destinée, qui sait vous parler d’une musique mieux que vous ne l’entendrez jamais, tout à coup, à propos d’un art particulier, d’un genre musical ou d’un type d’hommes, la porte se ferme. Son âme dit non. Son amour se tarit. Comment un être ayant hérité, comme le roi Salomon, d’un « cœur intelligent » peut-il être en même temps cette parole qui préjuge, maudit, méprise, ignore ? (…) Nos grands hommes n’ont jamais manqué d’être parfois petits quand ils abordaient tel ou tel sujet : c’est Descartes et la glande pinéale, Hegel et la pétulance des nègres, Sartre qui, malgré l’excellence de ses analyses phénoménologiques, fut, en politique, un sourd qui a malheureusement omis d’être en même temps muet. Pourquoi donc l’âme se rétrécit-elle soudain ?

Cela a une cause : le réel offre plus à aimer, à comprendre, à accueillir que nous n’en sommes capables. Si nous méprisons tel style musical nouvellement apparu, ce n’est pas nécessairement par pauvreté d’âme mais parce que celle-ci a entrevu l’infinie beauté de la musique classique. (…). Saturés des merveilles de ce monde, nous ne pouvons imaginer qu’il en est d’autres, encore et encore. Nous disons non, nous refusons, non pas toujours par petitesse, mais aussi par excès. Qui sait la profondeur du chant grégorien doit trouver le gospel tordu d’un Charles Mingus d’une étrange facture. Qui connaît la beauté du Dieu trinitaire doit trouver le ciel de l’Islam par trop éthéré. Il suffirait pourtant de s’intéresser à l’histoire du be-bop ou à la spiritualité d’Ibn’Arabi pour que le jugement devienne moins partiel. C’est certain. Mais la disponibilité peut manquer parce que l’âme, vouée à épuiser, si elle le peut, la richesse d’une musique ou d’une religion, a déjà reçu plus qu’elle ne pouvait.

C’est pourquoi les esprits qui volent à la surface des choses peuvent en aimer beaucoup : ne se posant nulle part, ils sont ouverts à tout. Mais aussi, ne se posant nulle part, ne sont-ils vraiment ouverts à rien. Leur amour est un nivellement : tout est bien parce que tout se vaut. Le malheur est que cette tolérance par ignorance est aujourd’hui préférée à la fermeture par plénitude. On a voulu la paix non pas par le dialogue entre de fortes singularités, mais en obtenant de chacun qu’il renonce à la sienne.

Voilà donc une belle et douloureuse aporie ! Il faut être inscrit quelque part. C’est là un accès à tout ce qui est profond dans ce bas monde. Mais cette inscription, nous saturant de joie, risque de nous fermer à l’inépuisable beauté du réel. Peu d’hommes arrivent à vibrer réellement au contact d’une tradition tout en soupçonnant que la même vibration saisit celui qui vit d’une tout autre tradition. On ne le peut que de se souvenir toujours, humblement, que le réel offre plus que tout ce qu’on peut accueillir. Il ne s’agit pas là d’être relativiste : il y a certes des arts mineurs ou des religiosités malades qui méritent le mépris. Il s’agit seulement de comprendre ceci : ce qu’on doit mépriser, c’est d’abord la sûreté d’un jugement qui, quand il méprise, ne fait souvent que refléter la limite de son accueil.

Source : Martin Steffens, Petit traité de la joie, Poche Marabout, 2015.  Pages 175-178.Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail

Kafka sur lui-même

 « Aujourd’hui je n’ose même pas me faire des reproches. Criés à l’intérieur de ce jour vide, leur écho vous soulèverait le cœur »

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Quelques aspects de la personnalité de Kafka, tel qu’il se dévoile dans certains passages de son Journal. Sa tendance à l’auto-dénigrement, voire à s’y complaire. Ses doutes aussi sur ses propres capacités, son manque de volonté, et cette invraisemblable peur alimentaire de se consacrer entièrement à ce qu’il aimait le plus, la littérature. L’humain que nous sommes tous, derrière un écrivain unique.

Voir aussi Shopenhauer sur la liberté du vouloir, Mann sur hypnotisme et volonté de décider.


« Car je suis de pierre, je suis comme ma propre pierre tombale, il n’y a là aucune faille possible pour le doute ou pour la foi, pour l’amour ou la répulsion, pour le courage ou pour l’angoisse, en particulier ou en général, seul vit un vague espoir, mais pas mieux que ne vivent les inscriptions sur les tombes » (p.17).

« Comment j’aimerais expliquer le sentiment de bonheur qui m’habite de temps à autre, maintenant par exemple. C’est véritablement quelque chose de mousseux qui me rempli de tressaillements légers et agréables, et me persuade que je suis doué de capacités dont je peux à tout instant, et même maintenant, me convaincre en toute certitude qu’elles n’existent pas » (p.18)

« Aujourd’hui je n’ose même pas me faire des reproches. Criés à l’intérieur de ce jour vide, leur écho vous soulèverait le cœur » (p22).

« (…) la littérature ne pourrait pas me faire vivre, ne serait-ce qu’à cause de la lenteur de ma production et du caractère particulier de mes écrits. De plus ma santé et mon caractère m’empêchent également de me résoudre à une vie qui ne pourrait être qu’incertaine dans les meilleurs des cas. Voilà pourquoi je suis devenu fonctionnaire dans une compagnie d’assurances » (p.48)

Source : Franz Kafka, Journal, Le Livre de Poche, 2010.Facebooktwitterredditpinterestlinkedinmail