« Etre humain, c’est : traduire » (Luba Jurgenson)
« le traducteur ne peut rendre qu’en faisant lui-même oeuvre de poète » (Walter Benjamin)
La traduction, on n’y échappe pas. Elle est dans ce que l’on lit, dans ce que l’on entend, dans nos échanges, voire dans nos pensées. Le monde nous est donné en traduction selon Luba Jurgenson, dont nous reproduisons ici certaines citations. Elle est pourtant d’une grande complexité la traduction, parfois un impossible. Chaque langue comporte des visions ancrées dans une histoire et une culture particulières, sa singularité étant précisément de savoir de dire ce que d’autres langues cachent, et de cacher ce que d’autres langues savent dire. Il y a ainsi de l’intraduisible, pas de passage. Comment faire alors ? Et comment faire passer les sonorités, les échos et résonances, les renvois qui se déploient naturellement, spontanément, au sein d’une langue ? Et comment traduire le flux secret, l’implicite qui fait la grandeur des oeuvres? Il faudrait interpréter voire, selon Walter Benjamin, que le traducteur fasse oeuvre de poète, les textes étant ainsi renouvelés.
Cet article nous a été envoyé par Alainz, l’un de nos correspondant parisiens.
J’ai découvert Luba Jurgenson, écrivaine et universitaire judéo-russe émigrée en France en 1975, à l’occasion d’une représentation de la Cerisaie de Tchekhov au théâtre Monfort. Une représentation en russe, par la troupe pétersbourgeoise de Lev Dodine. Cette mise en scène et le jeu des acteurs m’ont particulièrement impressionné et donné l’envie de m’informer sur la troupe.
A la faveur de cette recherche, je suis tombé sur un éditorial de Patrick Sommier dans la revue de la MC93 qui reprenait une citation de Luba Jurgenson tirée de son livre « Au lieu du péril » (Verdier, juin 2014). Dans ce livre où elle traite du bilinguisme, et de son bilinguisme en particulier, elle écrit :
« C’est en Estonie, à la chaire de littérature russe de l’université de Tartu (…) que les sémioticiens de l’école de Iouri Lotman avaient découvert, en épiant les métamorphoses des signes, que le monde ne nous était donné qu’en traduction. Etre humain, c’est : traduire. Les mondes nouveaux sont des passages à une nouvelle langue. Et, de temps en temps, une pierre d’achoppement : de l’intraduisible. C’est lorsqu’on ne trouve pas d’équivalent qu’un sens nouveau jaillit. » (P.43)
« Le bilingue n’est jamais dans l’entièrement reconnaissable (…) jamais se contenter d’un sens commun, toujours décrypter, c’est le lot du bilingue ». (P.54)
« Chaque livre s’est fait dans une langue nouvelle – dans une autre langue. Qui est une transgression par rapport à la précédente. Il m’est arrivé d’avoir un livre en tête, un livre déjà prêt. Mais il était prêt dans une langue obsolète, et il fallait le traduire, c’est à dire, le récrire. » (P.63-64)
« Traduire c’est être acteur, bien sûr. J’interprète le texte que je traduis (…). »(P.81)
Cette analyse m’a renvoyé à un séminaire sur la traduction suivi il y a quelques années et au cours duquel les écrits de Walter Benjamin furent abondamment commentés, notamment son essai intitulé « La tâche du traducteur » paru en Allemagne en 1923 et publié en français dans un petit recueil d’écrits de Benjamin (Expérience et pauvreté, Petite bibliothèque Payot, 2012.)
Pour Benjamin la traduction est impossible si elle se contente de la communication et de l’énonciation. Il écrit :
« Car que dit une oeuvre littéraire ? Très peu pour qui la comprend. L’essentiel en elle n’est pas la communication ni l’énonciation (…) Mais ce qui dans une oeuvre littéraire se situe en dehors de la communication —et même le mauvais traducteur concède que c’est l’essentiel— n’est il pas considéré en général comme l’insaisissable, le secret, le « poétique »? Ce que le traducteur ne peut rendre qu’en faisant lui-même oeuvre de poète ? » (P.11)
« Les traductions, qui sont plus qu’une simple transmission, apparaissent quand, dans sa vie ultérieure, une oeuvre a atteint l’âge de la gloire (…) La vie de l’original atteint en elles son déploiement le plus tardif, le plus large, car sans cesse renouvelé. » (P.115)
« La traduction sert donc en définitive la finalité de l’expression de la relation la plus intime des langues entre elles. » (P.115-116)
» (…) la parenté des langues s’atteste dans une traduction d’une façon beaucoup plus profonde et précise que dans la similitude superficielle et indéfinissable de deux textes littéraires. » (P.117)