Losonczy sur rescapés et silence

« Le silence et la pénombre leur restituaient une liberté, les limites de leur espace intérieur dévasté (…) ».

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L’anthropologue Anne-Marie Losonczy évoque ici son travail auprès des réfugiés bosniaques d’ex-Yougoslavie, au début de l’année 1994. Dans les dortoirs, la nuit, éclataient la violence et les crises d’angoisse. Les visites de la psychologue n’y faisaient rien. Plus que l’échange verbal ces rescapés semblaient rechercher le partage du silence ou, si l’on veut, l’écoute du silence. Une discrétion que les temps médiatiques qui sont les nôtres ne peuvent pas connaître.

Voir aussi Hatzfeld et le souvenir des rescapés, Appelfeld sur vie et mort.

Une contribution de Sol.


« Ma chambre se trouvait dans un petit bâtiment préfabriqué destiné aux hôtes, à l’écart des dortoirs, et j’y étais seule. Tous les soirs à 22h (à l’heure du couvre-feu), je mettais une bougie allumée à ma fenêtre, en ouvrant la porte du bâtiment. Je disposais des paquets de cigarettes ouverts sur la table et je m’installais dans la pénombre, une cigarette à la main. La pièce se remplissait lentement de silhouettes, de bruits de chaises bougées, de soupirs, de quintes de toux, de fumée, puis se faisait le silence entre la flamme mouvante de la bougie et les volutes de fumée, entre hommes, femmes et vieux, jusque vers 3 heures du matin où le dernier réfugié quittait la pièce.

« Pendant les treize nuits qui ont précédé mon départ, pas un mot ne fut échangé ni entre les réfugiés bosniaques eux-mêmes, ni avec moi. Pendant la journée, de plus en plus de personnes me saluaient par un geste, m’offraient sans un mot une douceur confectionnée ou une poignée de main. Je suivais les réfugiés (…) dans leurs déambulations et conversations diurnes puis reprenais chaque soir la veillée silencieuse. Cette dernière était-elle du « terrain » ? Je pense que ces réfugiés cherchaient à retrouver ou à sauver quelque chose d’eux-mêmes en traversant ainsi leur deuil, leur peur, leur désarroi et l’empreinte de la violence en eux. Le silence et la pénombre leur restituaient une liberté, les limites de leur espace intérieur dévasté, tout en les soustrayant à l’implacable dictature du regard et de la parole d’autrui, aux questions et à la monotonie impuissante des réponses. Le partage du silence semblait être le seul moyen possible de retisser un lien ténu mais non contraint avec les semblables. » (p.101)

Source : Anne-Marie Losonczy, « De l’énigme réciproque au co-savoir et au silence » : figures de la relation ethnographique », page 101, in Christian Ghasarian (dir.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexiveArmand Colin, 2002.

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Hatzfeld et le souvenir des rescapés

« Le rescapé, il a tendance à ne plus se croire réellement vivant, c’est-à-dire celui qu’il était auparavant, et d’une certaine façon, il vit un peu de ça »

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Le génocide Rwandais. Des rescapés qui ne peuvent échapper au souvenir. Des images et des visages qui hantent leurs nuits et leurs jours, qui brouillent les frontières du réel. Le mal de vivre avec cet impossible oubli, le besoin d’en parler. Nous reproduisons ici quelques extraits de témoignages recueillis par Jean Hatzfeld.

Voir aussi Appelfeld sur vie et mort.


« Un génocide, c’est un film qui passe tous les jours devant les yeux de celui qui en a réchappé et qu’il ne sert à rien d’interrompre avant la fin. » (p.213)


« Souvent je regrette le temps gâché à penser à ce mal. Je me dis que cette peur nous ronge le temps que la chance nous a préservé. » (p.226)


« Le rescapé, il a tendance à ne plus se croire réellement vivant, c’est-à-dire celui qu’il était auparavant, et d’une certaine façon, il vit un peu de ça ». (p.113)


« Chez le rescapé, je crois que quelque chose de mystérieux s’est bloqué au plus profond de son être pendant le génocide. Il sait qu’il ne va jamais savoir quoi. Alors il veut en parler tout le temps. Il y a toujours quelque chose de nouveau à dire et à écouter. » (p.112)


Quand je me retrouve seule au champ, j’ai tendance parfois à revoir ça avec trop de chagrin. Alors je pose la houe et je vais chez des avoisinants pour bavarder. On chante, on se partage un jus et ça me fait du bien. » (p.31)


« On parle des tueries presque tous les jours avec les voisins, sinon on en rêve la nuit. (…). Parfois on blague de tout ça, on rit, et quand même on revient, à la fin, sur les instants fatals. »  (p.43)

« Quand on a vécu en vrai un cauchemar éveillé, on ne trie plus comme auparavant les pensées de jour et les pensées de nuit. Depuis le génocide, je me sens toujours poursuivie, le jour, la nuit. Dans mon lit je me tourne contre les ombres ; sur le chemin, je me retourne sur des silhouettes qui me suivent. J’ai peur pour mon enfant quand je croise des yeux inconnus. Parfois je rencontre le visage d’un interahamwe près de la rivière et je me dis : « Tiens, Francine, cet homme, tu l’as déjà vu en rêve », et me souviens seulement après, que ce rêve était ce temps, bien éveillé, du marais. » (p.46)


« Des visages d’amis ou de parents s’effacent, mais cela ne veut pas dire qu’on les néglige peu à peu. On n’oublie rien. Moi il m’arrive de passer plusieurs semaines sans revoir les visages de mon épouse et de mes enfants défunts, alors que j’en rêvais toutes les nuits auparavant. Mais pas un seul jour je n’oublie qu’ils ne sont plus là, qu’ils ont été coupés, qu’on a voulu nous exterminer, que des avoisinants de longue date se sont transformés en animaux en quelques heures. Tous les jours je prononce le mot « génocide. » (p.112)


Source : Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, récits des marais Rwandais, Points, 2002. Photographies de Raymond Depardon.

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Rilke sur le désir d’écrire

« Aussi, cher Monsieur n’ai-je pu vous donner d’autre conseil que celui-ci : entrez en vous-même, sondez les profondeurs où votre vie prend sa source. C’est là que vous trouverez réponse à la question : devez-vous créer ? »

Femme en montagneSuis-je poète ? Dois-je écrire ? M’aimera-t-on? Ces questions posées à Rainer-Maria Rilke par un jeune homme il y a plus d’un siècle, ont donné lieu à l’un des ses plus célèbres ouvrages : « Lettres à un jeune poète ».

Traces reproduit ici des extraits de la première lettre, datée de février 1903 alors que Rilke n’avait que vingt-huit ans. Bien que teinté du goût de Rilke pour la solitude et de son penchant mélancolique, le propos est sans doute à méditer par ceux qui se posent aujourd’hui les mêmes questions. 

Voir aussi Bachelard sur la maison, Shulz sur la maison, Chamoiseau sur maison et enfance, Bataille sur la création artistique, Camus sur le pétale de rose, Proust sur les petites madeleines.


« Je n’entrerai pas dans la manière de vos vers, toute préoccupation critique m’étant étrangère. D’ailleurs, pour saisir une oeuvre d’art, rien n’est pire que les mots de la critique. Ils n’aboutissent qu’à des malentendus plus ou moins heureux. Les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire, comme on voudrait nous le faire croire. Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée. Et plus inexprimables que tout sont les oeuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe.  » (p. 21-22)

« Vous demandez si vos vers sont bons. Vous me le demandez à moi. Vous l’avez déjà demandé à d’autres. Vous les envoyez aux revues. Vous les comparez à d’autres poèmes et vous vous alarmez quand certaines rédactions écartent vos essais poétiques. Désormais (puisque vous m’avez permis de vous conseiller), je vous prie de renoncer à tout cela. Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. » (p. 22-23)

« Pour le créateur rien n’est pauvre, il n’est pas de lieux pauvres, indifférents. Même si vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne resterait-pas votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor de souvenirs ? Tournez là votre esprit. Tentez de mettre à flot de ce vaste passé les impressions coulées. Votre personnalité se fortifiera, votre solitude se peuplera et vous deviendra comme une demeure aux heures incertaines du jour, fermée aux bruits du dehors. Et si de ce retour en vous-même, de cette plongée dans votre propre monde, des vers vous viennent, alors vous ne songerez pas à demander si ces vers sont bons. Vous n’essaierez pas d’intéresser des revues à vos travaux, car vous en jouirez comme d’une possession naturelle qui vous sera chère, comme d’un de vos modes de vie et d’expression. Une oeuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité. C’est la nature de son origine qui la juge. Aussi, cher Monsieur n’ai-je pu vous donner d’autre conseil que celui-ci : entrez en vous-même, sondez les profondeurs où votre vie prend sa source. C’est là que vous trouverez réponse à la question : devez-vous créer ? De cette réponse recueillez le son sans en forcer le sens. Il en sortira peut-être que l’Art vous appelle. Alors prenez ce destin, portez-le,  avec son poids et sa grandeur, sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors. Car le créateur doit être tout un univers pour lui-même, tout trouver en lui-même et dans cette part de la Nature à laquelle il s’est joint. » (p.24 à 26)

Source : Rainer-Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Grasset, 2003. Pages 21 à 26.

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Arendt sur la culture de masse

« Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. »

Selfie con Monalisa

Utiliser les oeuvres d’art comme matériau pour fabriquer des produits de loisir, c’est là, selon Hannah Arendt, le danger que représente pour la culture la société des masses. Elle écrivait cela dans les années 1950. Mais depuis l’industrie des loisirs semble avoir franchit un nouveau cap : non seulement elle rend consommables les oeuvres, via simplification ; elle rend désormais l’individu capable par lui-même de produire ses objets de loisir, en utilisant comme matière première les oeuvres d’art.

Voir aussi Besnier sur la zombification, Pascal sur le divertissement, Baudelaire sur l’ennui, Bukowski sur la littérature actuelle.


« Dans cette situation, ceux qui produisent pour les mass media pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver un matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut être présenté tel quel ; il faut le modifier pour qu’il devienne loisir, il faut le préparer pour qu’il soit facile à consommer. » (p.265)

« Mais leur nature est atteinte quand ces objets eux-mêmes sont modifiés — réécrits, condensés, digérées, réduits à l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir (…) Le résultat (…) une pourriture, et ses actifs promoteurs (…) une sorte particulière d’intellectuels, souvent bien lus et informés dont la fonction exclusive est d’organiser, diffuser et modifier des objets culturels en vue de persuader les masses qu’Hamlet peut être aussi divertissant que My Fair lady et, pourquoi pas, tout aussi éducatif. » Bien de grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, mais c’est une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire. »  (p.266)

Source : Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio/Essais, 2002. Pages 265 et 266.

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Chamoiseau sur maison et enfance

« Il ne connut pas les canaris à soupe inépuisable, compétée au bon gré des hauteurs d’une monnaie, d’un os de bœuf, d’une moelle, d’un paquet de légumes. Ces soupes avec le temps se muaient en une mangrove de saveurs (…)

étable 2Fragments d’introduction à la culture créole, à la langue de création, de douceur et de fidélité de Patrick Chamoiseau. Ces passages parlent, et nous parlent, de la cuisine extérieure de la case, là ou les « manmans » cuisinaient, rivalisaient, chantaient.  Des passages qui nous mettent dans les pas du sage, comme beaucoup d’autres, car chaque page de ce livre recèle un trésor de langue.

Une collaboration signée NecPlus.

Voir aussi Schulz et Bachelard sur la maison, et Proust sur les petites madeleines.


« Cette division de la cuisine et du logement, bien de culture créole, visait à protéger la case des incendies. Le négrillon ne connut pas cette époque où les manmans cuisinèrent côte à côte dans ces pièces, séparées par des cloisons de bois. Il ne connut pas les cérémonies d’allumage du charbon ou d’entretien d’une braise éternelle. Il ne connut pas les canaris à soupe inépuisable, compétée au bon gré des hauteurs d’une monnaie, d’un os de bœuf, d’une moelle, d’un paquet de légumes. Ces soupes avec le temps se muaient en une mangrove de saveurs, capable d’alimenter les énergies de tout le monde (monde avec dents ou monde sans dents). Il imagine la vapeur épicée troublant ces pièces où les manmans mettaient dehors leurs talents culinaires. Elles rivalisaient d’audaces afin de parfumer les saumures du poisson, faire lever d’odorantes fritures, mieux transmettre à l’univers qu’il y avait de leur côté, ce jour là, non pas une misérable sauce de morue mais une tranche de viande-bœuf. Il suppose qu’en plus, elles chantaient, ou dialoguaient à travers les cloisons juste avant d’emporter leur canari dans l’escalier grinçant, vers une marmaille affamée par l’école, et vers les hommes affairés à leur punchs en compagnie du soiffeur de midi, expert en cette visite exacte.

« Dans l’utilisation des cuisines extérieures, les risques étaient nombreux, révèle la haute confidente. On y perdait ses piments. Une telle qui avait besoin d’huile, s’y servait bien en large. Perdre un bout de viande n’y était point rare si quelque urgence vous éloignait là-haut. Les dérobeurs étaient des chats ou d’autres existences plus ou moins proches de l’humanité . On les maudissait en babillages étalés sur des mois, accusant sans jamais les nommer, des ressemblances à telle ou telle voisine, car il est sûr que le nègre restera toujours le nègre et que – déchirée ? – négresses et chiens sont prompts à te haler…

« Quand le négrillon survint, les cuisines étaient mortes. Elles servaient au recel des choses dont l’utilité n’émergeait qu’à l’urgence des déveines. Certaines familles les utilisaient comme salle d’eau. Les Grands y passaient des heures savonneuses et chantantes. Man Ninotte fut, semble-t-il, la première à transformer sa cuisine en poulailler. Cela se produisit sans doute à l’occasion de la visite d’une commère de campagne effectuant son rond annuel en ville. Cette dernière avait dû débarquer dans ses linges d’amidon, chargée selon les rites d’herbes-à-tous-maux, d’ignames, et, sans doute, de deux petits-poussins recueillis dessous un bas de bois. Man Ninotte avait placé ses poussins dans la cuisine, les avait nourris de maïs et d’une poussière de pain d’épices. Les petits-poussins ayant grandi, elle avait dû en faire un dimanche de festin, autour du vermouth des baptêmes et d’un bouquet de fleurs fraîches parfumant la maison. On avait dû trouver cela bien doux et dès l’aube du lundi, Man Ninotte avait dû s’enquérir de deux autres petits-poussins ».

Source : Patrick Chamoiseau, Une enfance créole I, Antan d’enfance, Folio, 1996. Pages 51 et suivantes

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Kristeva sur la madeleine de Proust

« Qu’est-ce ? Plaisir sexuel qui peut, ou pas, être la masturbation, mais qui est, ici, indubitablement décrit dans son trajet intense qui n’épargne ni la bouche ni l’érection et se nourrit de perceptions visionnées : de fantasmes. »

mur aux poils

Traces a reçu cette réaction, signée Archivald, à l’article Proust sur les petites madeleines.

A rapprocher aussi de « Rosset sur la jota majorquine » et de « Modiano sur oubli et mémoire« .

 


C’est bien vu, l’idée que l’épisode, apparement innocent, de la madeleine trempée de Proust baigne en réalité dans une atmosphère de désir incestueux. Ce thème a été en fait développé en profondeur par Julia Kristeva dont je propose quelques extraits pour Traces.

Mais d’abord, quelques explications. Parmi les divers éléments apportés par Kristeva, il y a les raisons du choix par Proust de la madeleine comme friandise à tremper. Elle fait allusion,  à deux personnages littéraires féminins que Proust connaissait bien. Ces femmes ont un commun penchant pour les jeunes hommes et s’appellent toutes deux…Madeleine. La première, Madeleine Blanchet, est l’héroïne du roman François le Champi de Georges Sand, texte très présent dans la Recherche du temps perdu. En effet, la mère du narrateur lui en faisait lecture au lit quand il était enfant. Madeleine Blanchet sera la maîtresse, puis l’épouse de l’enfant qu’elle avait adopté. La deuxième, Madeleine de Gouvres, est l’héroïne d’une nouvelle antérieure, écrite par Proust lui-même, L’Indifférent. Cette Madeleine-ci est une noble dame amoureuse d’un jeune homme qui n’aime que les prostituées.

Selon J. Kristeva, ces deux Madeleines amoureuses et troubles se retrouveraient, transposées par Proust, dans la petite madeleine de La Recherche. 


A propos de Madeleine Blanchet :

  » On est donc fondé à penser que c’est précisément le thème incestueux, celui de la mère pécheresse, qui a retenu et maintenu l’attention de Proust sur François le Champi, par delà ses réticences vis-à-vis du style de G. Sand. La meunière Madeleine Blanchet transmettra ainsi, avec la blancheur de sa farine, le goût d’un amour interdit qui va s’insinuer dans le credo esthétique majeur du narrateur, transformé en objet apparement anodin : les petites madeleines. » (p.24)

A propos de Madeleine de Gouvres :

 » Une noble dame s’éprend d’un jeune homme qui n’affiche qu’indifférence à son égard. De plus en plus attirée par ce personnage surnommé « L’indifférent » (…), elle découvre pour finir que la froideur du jeune Lepré cache son attachement passionnel pour les prostituées : « Il aime les femmes ignobles qu’on ramasse dans la boue et les aime follement » (…) Le rapprochement entre cette intrigue et l’amour de Swann est plausible (…). Swann est bel et bien l’amant d’une cocotte, Odette de Crécy, qu’il arrache à la boue pour lui ouvrir une séduisante carrière, difficile mais couronnée de succès mondains (…). Odette serait alors un amalgame des femmes aimées par Lepré et la noble dame qui n’inspire qu’indifférence (…).

« Il se trouve cependant qu’en la voyant revivre en Odette, les commentateurs ont oublié jusqu’au nom de la dame frappée d’indifférence. Elle s’appelle Madeleine de Gouvres. » (p.26-27)

« Madeleine n’aura pas de mal à (…) prêter sa saveur maternelle, inaccessible, fade et délicieusement excitante, à une petite madeleine qui, sur ma langue, peut réveiller d’interminables désirs. Et le narrateur de retrouver le plaisir interdit du baiser maternel (…), non plus dans la bouche maternelle, ni même dans sa voix lisant Champi, mais dans un petit « champi-gnon » court et dodu, trempé dans le thé et qui se dénomme, nécessairement, une madeleine. » (p.28)

A propos de la madeleine :

 » A la sensation encore récente de la saveur s’adjoint alors ce qu’il faut bien appeler un désir, une poussée érotique et vitale : « Je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur (…) cela monte lentement ». Résistances et distances traversées. Qu’est-ce ? Plaisir sexuel qui peut, ou pas, être la masturbation, mais qui est, ici, indubitablement décrit dans son trajet intense qui n’épargne ni la bouche ni l’érection et se nourrit de perceptions visionnées : de fantasmes. » (p.39).

Source : Julia Kristeva, Le temps sensible, Folio essais, 1994. Pages 24, 26, 27, 28, 39.

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Benjamin sur mémoire et fouilles

« Celui qui veut approcher son passé enfoui, doit agir comme quelqu’un qui fait une excavation archéologique. »

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La vraie mémoire du passé ne serait pas une simple accumulation de souvenirs plus ou moins spontanés, que l’on disposerait comme des torses dans une galerie de collectionneur, coupés de leur contexte initial. Elle serait le résultat d’un travail méthodique où l’on revient de nombreuses fois sur un souvenir afin qu’il nous livre, plus qu’une image, des secrets enfouis. C’est l’idée que Walter Benjamin défend dans cette citation traduite par Traces.

Voir aussi les citations sur la mémoire de Patrick Modiano, Aaron Appelfeld, Gaston Bachelard, Bruno Schulz.


« Le langage a immanquablement montré que la mémoire n’est pas un instrument d’exploration du passé, mais plutôt une atmosphère. Le milieu de ce qui a été éprouvé, tout comme la terre est le milieu dans lequel les villes antiques sont ensevelies. Celui qui veut approcher son passé enfoui, doit agir comme quelqu’un qui fait une excavation archéologique. Il ne doit surtout pas avoir peur de revenir une et mille fois au même sujet, de l’éparpiller comme on éparpille la terre, de le retourner comme on retourne le sol. Car le sujet lui-même est comme ces strates qui ne montrent leurs vieux secrets qu’après de méticuleuses recherches. (…). Il est indubitablement nécessaire de planifier ces excavations avec méthode. Non moins indispensable est le sondage prudent de la bêche dans le sombre terreau. Et l’homme qui se contente de faire l’inventaire de ses trouvailles, sans établir l’endroit exact dans le sol actuel où ces anciens trésors se sont accumulés, se prive de sa plus grande récompense. En effet, la mémoire authentique résulte moins de ce que le chercheur rapporte de ces trésors, que du marquage précis des endroits où il est entré en leur possession. Epique et fragmentaire au sens strict, la mémoire authentique doit produire une image de la personne qui se souvient, de la même façon qu’un bon rapport archéologique contient non seulement des informations sur les strates d’où proviennent les découvertes, mais nous renseigne aussi sur les strates qu’il a fallu d’abord fracturer. » (p.576)

Source : Walter Benjamin, Selected Writings, Bellnap Press of Harvard, 1999 ; Volume 2:2, 1927-1934, page 576. Cité dans Ursula Marx et alli (éds), Walter Benjamin’s Archive, Verso, 2007, page d’introduction. 

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Schulz sur jeunesse et rêve

« Ne sommes-nous pas tous des rêveurs, des bâtisseurs, frères du signe de la truelle… ? »

Dans « La république des rêves » Bruno Schulz parle des utopies de la jeunesse, mais non pas, comme il arrive souvent, sur un ton désabusé ou moqueur. Mêmes perdus pour un temps, ces rêves reviennent et reprennent racine dans la réalité. Une vision qui contraste avec le pessimisme de Nietzsche à l’égard des engagements des jeunes.


« En ce temps reculé, nous avions conçu avec mes camarades l’idée impossible et absurde d’aller plus loin (…). Là, nous étant libérés des grandes personnes, nous allions établir notre place forte, proclamer une république des jeunes. Là, nous allions promulguer des lois nouvelles, une nouvelle hiérarchie de critères et de valeurs, mener une vie placée sous le signe de la poésie et de l’aventure, des éblouissements et des étonnements continuels.(…). Nous voulions assujettir notre vie à un torrent d’affabulations, nous laisser emporter par des vagues inspirées d’histoires et d’événements. L’esprit de la nature est au fond un grand conteur. C’est lui la source des fables, des romans et des épopées. Il y avait une quantité de motifs romanesques dans l’air. Il suffisait de tendre ses filets sous le ciel chargé de fantômes, de ficher en terre un mât que le vent faisait chanter, et bientôt autour de son sommet des lambeaux de romans pris au piège battraient des ailes. » (p.151)

« Ce n’est pas sans raison que ces rêves d’antan reviennent aujourd’hui. Aucun rêve, si absurde soit-il, ne se perd dans l’univers. Il y a en lui une faim de réalité, une aspiration qui engage la réalité, qui grandit et devient une reconnaissance de dette demandant à être payée ». (p.153)

« Ne sommes-nous pas tous des rêveurs, des bâtisseurs, frères du signe de la truelle… ? » (p.155)

Source : Bruno Schulz, La république des rêves in Les boutiques de cannelle, L’Imaginaire-Gallimard, 2011. Pages 151, 153, 155.

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Nietzsche sur l’éternel retour

« Cette vie, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois (…) »

Vouloir revivre sa vie, une et mille fois, telle qu’on l’a vécue ? Question compliquée que celle de l’éternel retour posée par Nietzsche. Mais en même temps, proposition : si l’on n’est pas content de sa vie, il est toujours temps de la changer, de briser les noeuds qui nous entravent.

Pour une critique voir le commentaire à cet article.


« Cette vie, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire ! il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre (…) Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : Tu es un dieu, et jamais je n’ai entendu chose plus divine ! Si cette pensée prenait force en toi (…) elle te transformerait peut-être, mais peut-être t’anéantirait-elle aussi ; la question veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois, cette question, en tout et pour tout, pèserait sur tes actions d’un poids formidable ! (…) combien il te faudrait aimer la vie, que tu aimes toi-même pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! » (Aphorisme 341)

Source : Friedrich Nietzsche, Le gai savoir (1882), Arvensa Editions. Aphorisme 341.

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Appelfeld sur la mémoire

« Chaque fois que je suis heureux ou attristé son visage m’apparait (…) »

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Enfant orphelin après l’assassinat de ses parents par les nazis, Aaron Appelfeld s’enfuit d’un camp de déportés et réussit à survivre dans la forêt tout au long de la guerre. Des citations de lui sur la mémoire, extraites, l’une d’une conférence, les autres de ses propres souvenirs.

Voir aussi Appelfeld sur vie et mort, Modiano sur oubli et mémoire, Proust sur les petites madeleines, Benjamin sur mémoire et fouilles.


« Sans la mémoire, pas de littérature. La mémoire, ce n’est pas seulement les faits, les choses vues, et le relevé de leur emboîtement, c’est aussi la chaleur d’une émotion. La mémoire est sans aucun doute l’essence de la création. Mais de temps en temps la mémoire est une masse, si l’on peut dire, où ce qui est important et ce qui ne l’est pas se confondent, elle exige un élément dynamique qui la fasse bouger, lui donne des ailes —est c’est généralement ce que fait l’imagination. Le pouvoir de l’imagination créatrice ne réside pas dans l’intensité ni l’exagération, comme il en donne parfois le sentiment, mais dans un nouvel agencement des faits. Il ne s’agit pas d’inventer des faits nouveaux, mais de les distribuer correctement : leur ordre rend visible « l’idée » de l’auteur. La vie dans la Shoah ne réclame pas d’images ni de faits nouveaux et inventés. Cette vie était si « riche » qu’on en était saturé. La difficulté littéraire n’est pas d’empiler un fait sur un autre, mais de retenir les plus nécessaires, ceux qui abordent le coeur de l’expérience et non ses marges. » (p.14)

Source : Aaron Appelfeld, L’héritage nu, Editions de l’Olivier, 2006. Page 14.


« Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le coeur a beaucoup oublié, principalement les lieux, dates et noms de gens, et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. Chaque fois qu’il pleut, qu’il fait froid ou que souffre un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp ou dans les forêts qui m’ont abrité longtemps. La mémoire, s’avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur.

« Je dis à l’intérieur, bien que je n’aie pas encore trouvé de mots pour ces violentes taches de mémoire. Au fil des années j’ai tenté plus d’une fois de toucher les châlits du camp et de goûter à la soupe claire que l’on y distribuait. Tout ce qui ressortait de cet effort était un magma de mots, ou plus précisément des mots inexacts, un rythme faussé, des images faibles ou exagérées. » (p.60)

« De mon entrée dans la forêt je ne me souviens pas, mais je me rappelle de l’instant où je me suis retrouvé là-bas devant un arbre couvert de pommes rouges. J’étais si stupéfait que je fis quelques pas en arrière. Chaque fois que je fais un faux mouvement du dos ou que je recule, je vois l’arbre et les pommes rouges.  » (p.60-61)

« Ma mère fut assassiné au début de la guerre. Je n’ai pas vu sa mort, mais j’ai entendu son seul et unique cri. Sa mort est profondément ancrée en moi —et, plus que sa mort, sa résurrection. Chaque fois que je suis heureux ou attristé son visage m’apparait, et elle, appuyée à l’embrasure de la fenêtre, semble sur le point de venir vers moi. A présent j’ai trente ans de plus qu’elle. Pour elle, les années ne se sont pas ajoutées aux années. Elle est jeune, et sa jeunesse se renouvelle toujours. » (p.62)

Source : Aaron Appelfeld, Histoire d’une vie, Points, 2005. Pages 60, 61, 62.

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