Boucheron et Riboulet sur attentats et oubli

« Ensuite vient le moment réellement dangereux : lorsque tout cela devient supportable »

escalierpierreLa crise de nos démocraties serait-elle une crise du langage ? Ortega y Gasset avait associé le déclin de l’Empire romain à la dégradation de la langue, et Machiavel déjà considérait que le mauvais gouvernement arrive quand on commence à prendre un mot pour un autre. Nous vivrions aujourd’hui, selon l’historien Patrick Boucheron et l’écrivain Mathieu Riboulet, une situation de ce genre. D’où l’importance d’éviter que les attentats terroristes de 2015 soient recouvert par la gangue du mauvais langage et finalement oubliés. Déconstruire les discours qui obscurcissent l’événement, retrouver l’état initial, prendre date, voilà la tâche à laquelle il faudrait s’atteler.

Voir aussi Ortega y Gasset sur la Dégradation de la langue et Klemperer sur la langue nazie.


« C’était à Paris, en janvier 2015. Comment oublier l’état où nous fûmes, l’escorte des stupéfactions qui, d’un coup, plia nos âmes ? On se regardait incrédules, effrayés, immensément tristes. Ce sont les deuils ou des peines privées qui d’ordinaire font cela, ce pli, mais lorsqu’on est des millions à le ressentir ainsi, il n’y a pas à discuter, on sait d’instinct que c’est cela l’histoire.

Ça a eu lieu. Et ce lieu est ici, juste là, si près de nous. (…) Ensuite vient le moment réellement dangereux : lorsque tout cela devient supportable. On ne choisit pas non plus ce moment. Un matin, il faut bien se rendre à l’évidence : on est passé à autre chose, de l’autre côté du pli. C’est généralement là que commence la catastrophe, qui est continuation du pire.

Il ne vaudrait mieux pas. Il vaudrait mieux prendre date. (…) On n’écrit pas pour autre chose : nommer et dater, cerner le temps, ralentir l’oubli. Tenter d’être juste, n’est-ce pas ce que requiert l’aujourd’hui ? Sans hâte, oui, mais il ne faut pas trop tarder non plus. Avec délicatesse, certainement, mais on exigera de nous un peu de véhémence. Il faudra bien trancher, décider qui il y a derrière ce nous et ceux qu’il laisse à distance. Faisons cela ensemble, si tu le veux bien – toi et moi, l’un après l’autre, lentement, pour réapprendre à poser une voix sur les choses. Commençons, on verra bien où cela nous mène. D’autres prendront alors le relais. Mais commençons, pour s’ôter du crâne cet engourdissement du désastre.  » (p7-9)

Source : Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, Prendre dates, Verdier 2015,

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Benjamin sur mémoire et fouilles

« Celui qui veut approcher son passé enfoui, doit agir comme quelqu’un qui fait une excavation archéologique. »

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La vraie mémoire du passé ne serait pas une simple accumulation de souvenirs plus ou moins spontanés, que l’on disposerait comme des torses dans une galerie de collectionneur, coupés de leur contexte initial. Elle serait le résultat d’un travail méthodique où l’on revient de nombreuses fois sur un souvenir afin qu’il nous livre, plus qu’une image, des secrets enfouis. C’est l’idée que Walter Benjamin défend dans cette citation traduite par Traces.

Voir aussi les citations sur la mémoire de Patrick Modiano, Aaron Appelfeld, Gaston Bachelard, Bruno Schulz.


« Le langage a immanquablement montré que la mémoire n’est pas un instrument d’exploration du passé, mais plutôt une atmosphère. Le milieu de ce qui a été éprouvé, tout comme la terre est le milieu dans lequel les villes antiques sont ensevelies. Celui qui veut approcher son passé enfoui, doit agir comme quelqu’un qui fait une excavation archéologique. Il ne doit surtout pas avoir peur de revenir une et mille fois au même sujet, de l’éparpiller comme on éparpille la terre, de le retourner comme on retourne le sol. Car le sujet lui-même est comme ces strates qui ne montrent leurs vieux secrets qu’après de méticuleuses recherches. (…). Il est indubitablement nécessaire de planifier ces excavations avec méthode. Non moins indispensable est le sondage prudent de la bêche dans le sombre terreau. Et l’homme qui se contente de faire l’inventaire de ses trouvailles, sans établir l’endroit exact dans le sol actuel où ces anciens trésors se sont accumulés, se prive de sa plus grande récompense. En effet, la mémoire authentique résulte moins de ce que le chercheur rapporte de ces trésors, que du marquage précis des endroits où il est entré en leur possession. Epique et fragmentaire au sens strict, la mémoire authentique doit produire une image de la personne qui se souvient, de la même façon qu’un bon rapport archéologique contient non seulement des informations sur les strates d’où proviennent les découvertes, mais nous renseigne aussi sur les strates qu’il a fallu d’abord fracturer. » (p.576)

Source : Walter Benjamin, Selected Writings, Bellnap Press of Harvard, 1999 ; Volume 2:2, 1927-1934, page 576. Cité dans Ursula Marx et alli (éds), Walter Benjamin’s Archive, Verso, 2007, page d’introduction. 

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Besnier sur la « zombification »

« Faudra-t-il souligner au nombre de menaces trop peu prises au sérieux (…) les effets de la complaisance à déléguer son existence aux avatars évoluant dans les mondes virtuels ? « 

visite2L’affairement quotidien, le divertissement, ces moyens que nous avons de ne pas penser à nous, Pascal les avait déjà observés. Or, grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, on dispose à notre époque de possibilités autrefois inimaginables de fuite de soi. Dans ces citations Jean-Michel Besnier s’élève contre ceux qui n’y voient que des avantages.

Voir aussi « Giannini sobre el aburrimiento« , Pascal sur le divertissement, Baudelaire sur l’ennui, Ionesco sur la vacuité, Mann sur la volonté de décider.


« L’idéal du monde moderne selon Pascal : n’être rien d’autre que cette indolore extraversion que permet l’affairement. L’Occident chrétien avait découvert la subjectivité moderne avec l’exigence de l’introspection, ce dialogue avec soi-même dont Saint Agustin, au IVe siècle après J.-C., avait donné le modèle. Nous sommes en train de l’oublier et de perdre, par là même, notre âme. Les plus sereins, s’agissant de cet oubli de soi, ne craindront pas de louer le monde des machines de dissiper cette encombrante subjectivité qui était aussi associée au sentiment de culpabilité et à l’angoisse existentielle. L’insignifiance qui se développe et qui menace de « zombifier » l’individu à présent dédié aux machines pourra donc être revendiquée par certains comme salutaire et émancipatrice. D’ores et déjà, on entend célébrer les bienfaits de cyberespace qui permet à l’internaute de vivre à l’extérieur de soi (…) (p.17-18)

« Faudra-t-il souligner au nombre de menaces trop peu prises au sérieux (…) les effets de la complaisance à déléguer son existence aux avatars évoluant dans les mondes virtuels ? L’objection à l’activité prétendument ludique consistant à endosser « une seconde vie » sur le Web n’est pas d’abord d’ordre moral : elle ne revient pas à refuser, au nom de quelque impératif d’authenticité, la transfiguration ou la fuite hors de soi à laquelle invitent les machines, telle la Wii, cette console qui transforme n’importe quel joueur en un champion hors norme sur quelque stade virtuel. L’objection est surtout de nature politique : cette délégation de l’existence qui fascine et enthousiasme le technophile d’aujourd’hui accoutume explicitement à la démission par rapport aux urgences de la réalité présente. Là encore, l’engouement pour la machine se révèle symptomatique de l’évolution d’un état des moeurs : il exprime l’abdication du conflit, qui exige le face à face, au profit d’un refuge auprès de la machine (…) qui devient une fin en soi quand elle se présente comme une partenaire, voire comme une interlocutrice exclusive. » (p.19-20)

Source : Jean-Michel Besnier, L’homme simplifié, Fayard, 2014. Pages 17,18 19,20.

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Pascal sur le divertissement

« L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer dans quelque divertissement, le voilà heureux (…) »

En ces temps d’omniprésence d’écrans et de jeux dans notre quotidien, où les jeux de stade peuvent faire communier au même instant des milliards d’humains dans une unique ola planétaire, les propos de Pascal sur le divertissement sont d’une étrange actualité. En voici quelques extraits.

Voir aussi :  Besnier sur la « zombification », Giannini sobre el aburrimiento« , Mann sur la volonté de décider et Baudelaire sur l’ennui.


« D’où vient que cet homme, qui a perdu il y a peu de mois son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez point : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer dans quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps là ; et l’homme quelque heureux qu’il soit, s’il n’est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n’y a point de joie, avec divertissement il n’y a point de tristesse. » (p.41-42)

« Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement, dans la pensée de l’avenir ? Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui ; ils sentent alors leur néant sans le connaître : car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu’on est réduit à se considérer et à n’être point diverti. » (p.42)

« Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable; car, ou l’on pense aux misères qu’on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir au fond du coeur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin. » (p.40-41)

Source : Blaise Pascal, Pensées et opuscules, Nouveaux ClassiquesHatier, 1966. Textes choisis par Ferdinand Duviard. Pages 40,41,42.

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Appelfeld sur la mémoire

« Chaque fois que je suis heureux ou attristé son visage m’apparait (…) »

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Enfant orphelin après l’assassinat de ses parents par les nazis, Aaron Appelfeld s’enfuit d’un camp de déportés et réussit à survivre dans la forêt tout au long de la guerre. Des citations de lui sur la mémoire, extraites, l’une d’une conférence, les autres de ses propres souvenirs.

Voir aussi Appelfeld sur vie et mort, Modiano sur oubli et mémoire, Proust sur les petites madeleines, Benjamin sur mémoire et fouilles.


« Sans la mémoire, pas de littérature. La mémoire, ce n’est pas seulement les faits, les choses vues, et le relevé de leur emboîtement, c’est aussi la chaleur d’une émotion. La mémoire est sans aucun doute l’essence de la création. Mais de temps en temps la mémoire est une masse, si l’on peut dire, où ce qui est important et ce qui ne l’est pas se confondent, elle exige un élément dynamique qui la fasse bouger, lui donne des ailes —est c’est généralement ce que fait l’imagination. Le pouvoir de l’imagination créatrice ne réside pas dans l’intensité ni l’exagération, comme il en donne parfois le sentiment, mais dans un nouvel agencement des faits. Il ne s’agit pas d’inventer des faits nouveaux, mais de les distribuer correctement : leur ordre rend visible « l’idée » de l’auteur. La vie dans la Shoah ne réclame pas d’images ni de faits nouveaux et inventés. Cette vie était si « riche » qu’on en était saturé. La difficulté littéraire n’est pas d’empiler un fait sur un autre, mais de retenir les plus nécessaires, ceux qui abordent le coeur de l’expérience et non ses marges. » (p.14)

Source : Aaron Appelfeld, L’héritage nu, Editions de l’Olivier, 2006. Page 14.


« Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le coeur a beaucoup oublié, principalement les lieux, dates et noms de gens, et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. Chaque fois qu’il pleut, qu’il fait froid ou que souffre un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp ou dans les forêts qui m’ont abrité longtemps. La mémoire, s’avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur.

« Je dis à l’intérieur, bien que je n’aie pas encore trouvé de mots pour ces violentes taches de mémoire. Au fil des années j’ai tenté plus d’une fois de toucher les châlits du camp et de goûter à la soupe claire que l’on y distribuait. Tout ce qui ressortait de cet effort était un magma de mots, ou plus précisément des mots inexacts, un rythme faussé, des images faibles ou exagérées. » (p.60)

« De mon entrée dans la forêt je ne me souviens pas, mais je me rappelle de l’instant où je me suis retrouvé là-bas devant un arbre couvert de pommes rouges. J’étais si stupéfait que je fis quelques pas en arrière. Chaque fois que je fais un faux mouvement du dos ou que je recule, je vois l’arbre et les pommes rouges.  » (p.60-61)

« Ma mère fut assassiné au début de la guerre. Je n’ai pas vu sa mort, mais j’ai entendu son seul et unique cri. Sa mort est profondément ancrée en moi —et, plus que sa mort, sa résurrection. Chaque fois que je suis heureux ou attristé son visage m’apparait, et elle, appuyée à l’embrasure de la fenêtre, semble sur le point de venir vers moi. A présent j’ai trente ans de plus qu’elle. Pour elle, les années ne se sont pas ajoutées aux années. Elle est jeune, et sa jeunesse se renouvelle toujours. » (p.62)

Source : Aaron Appelfeld, Histoire d’une vie, Points, 2005. Pages 60, 61, 62.

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Modiano sur oubli et mémoire

« (…) on ne parvient à capter que des fragments du passé, des traces interrompues, des destinées humaines fuyantes et presque insaisissables. »

Mur déteintPatrick Modiano  : ce sont les destructions de la guerre, la disparition de villes et de populations qui l’auraient, d’après lui-même, rendu sensible au problème de l’oubli et de la mémoire. D’où l’envie de recueillir dans son oeuvre des traces du passé laissées par des anonymes et des inconnus. Dans ces citations il compare la mémoire actuelle à celle de Marcel Proust.

Voir aussi « Proust sur les Petites Madeleines » et « Bachelard sur la maison« .

 » Il me semble, malheureusement, que la recherche du temps perdu ne peut plus se faire avec la force et la franchise de Marcel Proust. La société qu’il décrivait était encore une société stable, une société du XIXe siècle. La mémoire de Proust fait ressurgir le passé dans ses moindres détails, comme un tableau vivant. J’ai l’impression qu’aujourd’hui la mémoire est beaucoup moins sûre d’elle-même et qu’elle doit lutter sans cesse contre l’amnésie et l’oubli. A cause de cette couche, de cette masse d’oubli qui recouvre tout, on ne parvient à capter que des fragments du passé, des traces interrompues, des destinées humaines fuyantes et presque insaisissables.

Mais c’est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l’oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme des icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan. » (p.30)

Source : Patrick Modiano, Discours à l’Académie suédoise, Gallimard, 2015. Page 30.

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Proust sur les petites madeleines

« (…) ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille Saint-Jacques (…) »

2013-07-19 13.27.30Passage célèbre de Proust où le narrateur cherche à comprendre le bouleversement inouï que provoque en lui le goût d’un gâteau servi avec du thé par sa mère un jour d’hiver. Il arrive à l’associer aux visites qu’enfant il rendait à une vieille tante avant la messe dominicale, mais ce n’est que bien après qu’il en trouvera l’explication : surgissement d’impressions enfouies en soi qui font revivre le passé, retrouvailles avec le temps perdu, instants d’éternité qui éloignent la crainte de l’avenir. Les citations proposées décrivent l’épisode et les interrogations de l’auteur. On notera l’imagerie érotique qu’il utilise. Ces petits bouts de gâteau imbibés, qui font « tressaillir » d’un « plaisir délicieux », n’auraient-ils pas partie liée avec le désir et l’inceste ? L’emploi par l’auteur de mots suggestifs, proches de moule ou de vulve, ou alors rainure et coquille le suggère…

A rapprocher de « Rosset sur la jota majorquine » et aussi de « Modiano sur oubli et mémoire« . A propos de la relation entre maison et souvenir, on peut aussi voir « Bachelard sur la maison » et Chamoiseau sur maison et enfance. Et pour la relation mère et souvenir voir Appelfeld sur la mémoire.

« (…) ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, je me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portais à mes lèvres une cuillère de thé où j’avais laisser s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis , attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? (…) Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité (…) Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser puis faire entrer dans sa lumière » (p.142-143)

« (…) je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ;  » (p.143)

« Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever au fond de moi ? » (p.144)

« Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. » (p.144)

« Et dès que j’eus reconnu le goût du petit morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était ma chambre, vint comme un décor de théâtre (…). » (145)

Source : Marcel Proust, Du côté de chez Swann, GF Flammarion, 1987Pages 143, 144, 145.

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Muñoz Molina sobre ciudad y exilio

 « (…) aunque piensen que son ellos los que se mantuvieron fieles, y nosotros, en cierta medida, los desertores. »

Estas citas de Antonio Muñoz Molina, evocan una paradoja del exilio. Los que partieron conservan en sus recuerdos la ciudad tal como era, los que se quedaron sólo la ven tal como es. ¿Quienes son los verdaderos desertores?

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« Nos hemos hecho a la vida lejos de nuestra pequeña ciudad, pero no nos acostumbramos a estar ausentes de ella, y nos gusta cultivar su nostalgia cuando llevamos ya algún tiempo sin volver (…) (p.11)

« Sólo quienes nos hemos ido sabemos cómo era nuestra ciudad y advertimos hasta qué punto ha cambiado: son los que se quedaron los que no la recuerdan, los que al verla día a día la han ido perdiendo y dejando que se desfigure, aunque piensen que son ellos los que se mantuvieron fieles, y nosotros, en cierta medida, los desertores. » (p.17)

 Fuente : Antonio Muñoz Molina, Sefarad, Círculo de lectores, 2001. Páginas 11 y 17.

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Schulz sur la maison

Maison Provence

  « Savez-vous, disait mon père, qu’il y a dans les vieux logements des pièces dont on a oublié l’existence ? « 

 

Une citation de Bruno Schulz, auteur qui ne se déprend pas de la torpeur provinciale, ni des souvenirs d’enfance. La maison familiale, celle du père, lieu de la première intimité, il semble ne jamais l’avoir quittée. Dans le récit de Schulz, le narrateur pointe des oublis dans une maison que l’on n’oublie pas. Sur la place de la maison dans l’existence humaine, voir « Bachelard sur la maison » et, aussi, Chamoiseau sur maison et enfance.

Voici la citation complète de Schulz :

« Savez-vous, disait mon père, qu’il y a dans les vieux logements des pièces dont on a oublié l’existence ? Abandonnées depuis des mois, elles dépérissent entre leurs murs, et il arrive qu’elles se renferment sur elles-mêmes, se recouvrent de briques et, irrémédiablement perdues pour notre mémoire, perdent elles-mêmes peu à peu l’existence. Le portes qui y conduisent, sur le palier d’un vague escalier de service, peuvent échapper si longtemps à l’attention des habitants, qu’elles s’enfoncent et pénètrent dans le mur, où leurs traces s’effacent, confondues avec le réseau des fissures et des fentes »

Source : Bruno Schulz, « Fin du traité des mannequins » in Les Boutiques de Cannelle, Gallimard, 2011. Page 77.

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