« Quelles vies évacuées d’elles-mêmes, désolées, condamnées à une éternelle quotidienneté ne devine-t’on pas derrière la sécheresse de cet appareil verbal ! »
La dégradation de la langue peut-elle être le symptôme de la décadence des sociétés? D’une homogénéisation qui tue la variété, appauvrit le raisonnement et étouffe l’art ? Oui, répond Ortega y Gasset — avec sa puissante rhétorique — en se référant au latin vulgaire du Bas l’Empire Romain. Cela en des termes qui font songer à la langue de notre époque de Mondialisation.
Voir aussi Ozouf sur l’insulte, Boucheron et Riboulet sur attentats et oubli, « Klemperer sur la langue nazie », « Klemperer sur le balancier ».
« Mais le symptôme et en même temps le document le plus accablant de cette forme à la fois homogène et stupide (…) que prend la vie d’un bout à l’autre de l’empire se trouve où l’on s’y attendait le moins et où personne, que je sache, n’a encore songé à le chercher : dans le langage. Le langage (…) révèle (…) à grands cris, sans que nous le voulions, la condition la plus secrète de la société qui le parle. Dans la partie non hellénisé du peuple romain, la langue en vigueur est celle qu’on a appelée le « latin vulgaire » (…). Ce latin vulgaire n’est pas très connu (…). Mais nous en savons bien assez pour être épouvantés par deux de ses traits essentiels. Le premier est l’incroyable simplification de son organisme grammatical comparé au latin classique. La savoureuse complexité indo-européenne, que la langue des classes supérieures avait conservée, est supplantée par un parler plébéien, d’un mécanisme très facile mais aussi (…) lourdement mécanique (…), d’une grammaire bégayante et périphrastique, faite de tentatives et de circuits, comme la syntaxe des enfants. C’est en effet une langue puérile qui ne peut rendre l’arête fine du raisonnement ni les miroitements du lyrisme ; une langue sans lumière, sans chaleur, où l’âme ne peut transparaître et qu’elle ne peut pas aviver, une langue morne, tâtonnante. Les mots ressemblent à ces vieilles monnaies de cuivre crasseuses, bossuées et comme lasses d’avoir roulé par tous les bouges de la Méditerranée. Quelles vies évacuées d’elles-mêmes, désolées, condamnées à une éternelle quotidienneté ne devine-t-on pas derrière la sécheresse de cet appareil verbal !
« Le second trait qui nous atterre dans le latin vulgaire est justement son homogénéité. (…). Les linguistes (…) ne semblent pas s’être particulièrement émus du fait que l’on ait parlé la même langue dans des pays aussi différents que Carthage et la Gaule, Tingis et la Dalmatie, Hispalis et la Roumanie. (…) Nous savons, sans doute, qu’il y avait des africanismes, des hispanismes, des gallicismes dans le latin vulgaire, mais cela démontre justement que le torse même du langage restait commun à tous et identique pour tous (…). Or (…) cette unanimité ne pouvait se produire que par un aplatissement général qui réduisait l’existence à sa simple base (…). Et c’est ainsi que le latin vulgaire (…) témoigne, en une pétrification effrayante, que jadis l’histoire agonisa sous l’empire homogène de la vulgarité parce que la féconde « variété des situations » avait cessé d’être. » (p. 67-69)
Source : José Ortega y Gasset, La révolte des masses, Les belles lettres, 2011.