Tchekhov sur l’aveuglement

« Des villas et des locataires des villas… c’est si vulgaire, laissez-moi vous le dire. »

 

Voici un dialogue de la pièce « La cerisaie » d’Anton Tchekhov. Des aristocrates russes du XIX siècle ;  ils ploient sous des dettes acquises de ne pas avoir vu le monde changer ; refusent encore d’agir pour sauver leur domaine mis aux enchères. Comme si l’inertie du passé les poussait vers un précipice béant qu’ils ne peuvent, ou ne veulent pas voir.

Rapprochement possible avec « Appelfeld sur vie et mort ».


LOPAKHINE. – Excusez-moi ; je n’ai jamais vu des gens aussi légers, aussi étranges que vous, comprenant aussi peu les affaires. On vous dit clairement : votre bien va se vendre, et c’est comme si vous ne compreniez pas…

Mme RANIEVSKAÏA. – Que devons-nous faire ? Dites-le.

LOPAKHINE. – Je ne fais que cela chaque jour. Chaque jour je répète la même chose. Il faut louer la cerisaie et toute votre propriété comme terrain à villas, et cela tout de suite, au plus tôt (…) et vous serez sauvés.

Mme RANIEVSKAÏA. – Des villas et des locataires des villas… c’est si vulgaire, laissez-moi vous le dire.

Source : Anton Tchekhov, La cerisaie, Pièce en quatre actes, Acte II.

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Appelfeld sur vie et mort

Branche jambes

« Au seuil de la mort, un homme recousait encore ses boutons. »

Ces citations d’Aharon Appelfeld montrent que la vitalité humaine a ceci de paradoxal qu’elle peut pousser à vouloir continuer la vie comme si de rien n’était, alors que notre monde s’effondre et que la mort est proche.  Et que ce n’est que quand le danger passe, s’il passe, qu’elle s’essouffle et que l’on se met à dormir sa vie. Voir aussi « Tchekhov sur l’aveuglement« .

« La guerre nous a appris, à notre étonnement, que la vie la plus atroce n’en était pas moins la vie. Dans les ghettos et dans les camps, les gens s’aimèrent, chantèrent des chansons sentimentales, débattirent des programmes des partis politiques. Il y avait des cours du soir pour apprendre le français et, l’après-midi, les gens prenaient le café —s’ils en avaient. Au seuil de la mort, un homme recousait encore ses boutons. Et point n’est besoin de rappeler que les enfants jouaient. Plus proche était la mort, plus grand était le refus d’admettre son existence. » (p.59)

« Après la guerre, quand les ailes de la mort se furent repliées, le sens de la vie perdit soudainement son pouvoir et son objet. La tristesse, comme un couvercle de fer, tomba sur ceux qui restaient et les enferma. La réalité que, dans les années de guerre, nul ne pouvait ou ne voulait voir, apparaissait à présent dans toute sa brutalité : plus rien ne restait que vous-même (…) Je me souviens de gens que la tristesse fit tomber, avec un soupir, dans un sommeil dont ils ne réveillèrent pas. Le désir de dormir était épouvantable, et tangible. » (p.61)

Source : Aharon Appelfeld, L’héritage nu, Editions de l’Olivier. Pages 59 et 61.

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Ouaknin sur la lecture

Lampadaire tordu

« Aussi, une lecture est-elle une coproduction entre l’auteur et le lecteur. »

La parole peut soigner l’âme, lever les blocages et les clôtures qui s’opposent à l’épanouissement de l’être. Ecrite, elle ouvre à la rencontre avec l’autre, et avec soi-même, à condition de lire en interprétant. Une lecture libératrice des sens inépuisables contenus dans le texte. Tel est le principe de la Bibliothérapie proposée par Marc-Alain Ouaknin. 

Rapprochements possibles avec « Macé sur lecture et vie« , « Manguel sobre lectura silenciosa« , « Manguel sobre lectura y mundo« .


« Tout livre est en puissance une vaste bibliothèque. Le lecteur n’entre pas dans un texte déjà façonné avant lui, dont les sens sont figés et qu’il ne ferait que parcourir passivement, les significations venant à lui sûrement, sans ambiguïté. Non, la lecture est toujours singulière, créatrice de sens multiples.

Aussi, une lecture est-elle une coproduction entre l’auteur et le lecteur. » (p.245)

« Il y a une activité de coopération textuelle, où le lecteur n’est pas la voix haute transposant l’écrit silencieux, mais une réelle production. » (p.244-245)

« Nous sommes ici dans une logique autre que celle du vrai et du faux. Une compréhension est toujours de l’ordre du possible et du « peut-être ». Elle peut être correcte ou juste, mais jamais vraie ou fausse. » (p.242)

« Aucune interprétation n’est recevable si elle est porteuse de violence et de volonté destructrice à l’égard d’autrui. » (p.242)

« La bibliothérapie trouve son acte de naissance dans la rencontre entre la force langagière —(…) qui n’est plus abandonnée aux magiciens, aux prêtres et aux charlatans— et le lieu d’expression primordiale et première de cette force : le livre. » (p.17)

Source : Marc-Alain Ouaknin, Bibliothérapie, lire c’est guérir, Seuil, 1994. Pages 17, 242, 244 et 245.

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Garcia Lorca sur le Duende

« (…) jamais tu connaitras le triomphe, parce que toi tu n’as pas de duende. »

Mur peint délavé

Le Duende, cette sorte de souffle des profondeurs de l’humain qui fait vibrer artistes et oeuvres, cet indéfinissable qui définit, qui fait la différence, García Lorca en parle ici à travers quelque citations. 

Rapprochement à faire avec « Bacon sur Velasquez et Rembrandt » .

« Manuel Torres, grand artiste du peuple Andalou, disait à un homme qui chantait : Toi tu as de la voix, tu connais les styles, mais jamais tu connaitras le triomphe, parce que toi tu n’as pas de duende. » (p.11)

« Ce pouvoir mystérieux que tout le monde ressent  et qu’aucun philosophe n’explique est, en somme, l’esprit de la terre, ce même duende que consumait le coeur de Nietzsche, qui le recherchait sous ses formes extérieures sur le pont du Rialto ou dans la musique de Bizet, sans le trouver et sans savoir que le duende qu’il poursuivait était passé des mystères grecs aux danseuses de Cadix… (p.15)

 » (…) le duende ne vient pas s’il ne voit pas la possibilité de mort, s’il n’est pas sûr qu’il va roder autour de sa maison, s’il n’est pas certain qu’il va secouer ces branches que nous portons tous et que l’on ne peut pas, que l’on ne pourra jamais consoler. (p.47)

« Par l’idée, par le son, ou des mimiques, le duende aime à être au bord du puits dans une lutte franche avec celui qui crée. » (p.47)

 » (…) avec du duende il est plus facile d’aimer, de comprendre, et l’on est sûr d’être aimé, d’être compris, et cette lutte pour l’expression et pour la communication de l’expression acquiert quelques fois en poésie un caractère mortel. » (p.49)

Source : Federico García Lorca, Jeu et théorie du Duende, Allia, 2009.

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Macé sur lecture et vie

« L’activité de lecture nous fait éprouver à l’intérieur de nous ces formes comme des forces… »

Mur chateau mousseDans l’ouvrage « Façons de lire, manières d’être », un titre qui parle, Marielle Macé explique que la lecture et la vie ne vont pas sur des rails séparés. Par la lecture nous donnons forme, saveur et style à notre existence.

Voir aussi « Ouaknin sur la lecture« , « Manguel sobre lectura silenciosa« , « Manguel sobre lectura y mundo« .


 » (…) les livres offrent à notre perception, à notre attention et à nos capacités d’action des configurations singulières qui sont d’autant des « pistes » à suivre. Les formes qu’ils recèlent ne sont pas inertes, ce ne sont pas des tableaux placés sous les yeux des lecteurs (d’ailleurs les « tableaux » non plus ne sont pas cela), mais des possibilités d’existence orientées. L’activité de lecture nous fait éprouver à l’intérieur de nous ces formes comme des forces, comme des directions possibles de notre vie mentale, morale ou pratique, qu’elle nous invite à nous réapproprier, à imiter, ou à défaire. » (p.14)

« Voilà de qui est à comprendre : la manière dont des lecteurs diversement situés sont amenés à prendre les textes comme des échantillons de l’existence, la façon dont ils en usent comme des véritables démarches dans la vie. » (p.16)

Source : Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Gallimard, 2011. Pages 14 et 16.

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Ortega y Gasset sur rire et vérité

 » (…) le concept, est un instrument domestique de l’homme (…) »

Attelé à analyser la réalité de son époque, Ortega y Gasset n’est pas pour autant dupe de ce que cela comportait de prétentieux. Cette prétention doit, selon ses propres termes, s’entendre avec tout ce qu’elle comporte d’ironie. On ne pourrait, à l’aide de concepts, que construire arbitrairement une réalité et supposer que les choses sont d’une certaine manière. Dans les citations suivantes il établit une relation entre rire et vérité , qui n’est pas sans rappeler ce qu’en dit Milan Kundera.

« Tout concept, le plus banal comme le plus technique, est contenu dans sa propre ironie, s’incruste dans les petites dents d’un sourire alcyonique (…) Il énonce très sérieusement : cette chose est A, et cette autre est B. Mais son sérieux est le sérieux du pince-sans-rire ; c’est le sérieux instable de celui qui ayant refoulé un éclat de rire, le vomirait s’il ne serrait pas bien les lèvres. Il sait très bien que cette chose n’est pas plus A — un A définitif, sans restrictions —  que cette autre n’est B — sans mise au point, sans réserve. » (p.206-207)

 » (…) le Grec croyait avoir découvert la réalité même dans la raison, dans le concept. Nous, par contre, nous croyons que la raison, le concept, est un instrument domestique de l’homme dont celui-ci a besoin pour éclairer sa propre situation au milieu de cette réalité infinie et fabuleusement problématique qu’est la vie. » (p.207)

Source : José Ortega y Gasset, La révolte des masses, Les Belles Lettres, 2011 ; Pages 206-207. Première édition en 1930.

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Winnicott sur créativité et soumission

« Tout compte fait, notre théorie présuppose que vivre créativement témoigne d’une bonne santé et que la soumission constitue, elle, une mauvaise base de l’existence. »

Donald W. Winnicott oppose ici deux façons de vivre, la vie créative et la vie soumise, dont la signification apparaît dans les citations ci-après. La vie soumise aurait selon lui une composante pathologique. Il y a peut-être ici une analogie à faire  avec le « démon du midi » qui frappait les moines du désert ou encore, plus près de nous, avec l’ennui qui advient, selon le philosophe chilien Humberto Giannini (voir « Giannini sobre el aburrimiento » et la réflexion attachée). Voir aussi « Winnicott sur la frustration du jeune enfant« .


« Le lecteur consentira, je l’espère, à envisager la créativité dans son acception la plus large, sans l’enfermer dans les limites d’une création réussie ou reconnue(…) » p.127

« Il s’agit avant tout d’un mode créatif de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue ; ce qui s’oppose à un tel mode de perception, c’est une relation de complaisance soumise envers la réalité extérieure : le monde et tous ces éléments sont alors reconnus mais seulement comme étant ce à quoi il faut s’ajuster et s’adapter. La soumission entraîne chez l’individu un sentiment de futilité, associé à l’idée que rien n’a d’importance. » p.127.

« Cette seconde manière de vivre dans le monde doit être tenue pour une maladie, au sens psychiatrique du terme. Tout compte fait, notre théorie présuppose que vivre créativement témoigne d’une bonne santé et que la soumission constitue, elle, une mauvaise base de l’existence. » p.127-128.

Source : D.W. Winnicott, « Jeu et réalité », Folio, 2003. Pages 127-128.

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Bachelard sur la maison

« (…) si l’on nous demandait le bienfait le plus précieux de la maison, nous dirions : la maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix. » (p.25-26)

« (…) la maison est une des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme. Dans cette intégration, le principe liant, c’est la rêverie. » (p.26)

« Et tous les espaces de nos solitudes passées, les espaces où nous avons souffert de la solitude, désiré la solitude, joui de la solitude, compromis la solitude sont en nous ineffaçables. Et très précisément, l’être ne veut pas les effacer. Il sait d’instinct que ces espaces de sa solitude sont constitutifs. Même lorsque ces espaces sont à jamais rayés du présent, étrangers désormais à toutes les promesses d’avenir, même lorsqu’on n’a plus de grenier, même lorsqu’on a perdu la mansarde, il restera toujours qu’on a aimé un grenier, qu’on a vécu dans une mansarde. » (p.28)

Ces citations de Gaston Bachelard, dans « La Poétique de l’espace », résonnent avec celles de « Schulz sur la maison« , de « Chamoiseau sur maison et enfance« , de « Proust sur les Petites Madeleines« , de « Modiano sur oubli et mémoire« , de Rilke sur le désir d’écrire. Le philosophe  français soutient que, dans ses recoins, sa cave, son grenier, sur l’escalier, la maison est habitée par nos songes d’autrefois, nos rêveries, nos moments de solitude intime. Ces trésors des jours anciens, nous pouvons les visiter, les revivifier par le souvenir et l’imagination, par nos rêveries actuelles. Des rêveries qui éveillent des rêveries (endormies). Ce qu’il illustre avec ces vers d’André Lafon, (« Poésies. Le rêve d’un logis », p.91) :

Logis pauvre et secret à l’air d’antique estampe
Qui ne vit qu’en moi-même, où je rentre parfois
m’asseoir pour oublier le jour gris et la pluie.

Voir aussi Nizon sur rêverie.


Source : Gaston Bachelard, « La poétique de l’espace« , Presses Universitaires de France, 2014. Pages 25-26.

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Schulz sur la maison

Maison Provence

  « Savez-vous, disait mon père, qu’il y a dans les vieux logements des pièces dont on a oublié l’existence ? « 

 

Une citation de Bruno Schulz, auteur qui ne se déprend pas de la torpeur provinciale, ni des souvenirs d’enfance. La maison familiale, celle du père, lieu de la première intimité, il semble ne jamais l’avoir quittée. Dans le récit de Schulz, le narrateur pointe des oublis dans une maison que l’on n’oublie pas. Sur la place de la maison dans l’existence humaine, voir « Bachelard sur la maison » et, aussi, Chamoiseau sur maison et enfance.

Voici la citation complète de Schulz :

« Savez-vous, disait mon père, qu’il y a dans les vieux logements des pièces dont on a oublié l’existence ? Abandonnées depuis des mois, elles dépérissent entre leurs murs, et il arrive qu’elles se renferment sur elles-mêmes, se recouvrent de briques et, irrémédiablement perdues pour notre mémoire, perdent elles-mêmes peu à peu l’existence. Le portes qui y conduisent, sur le palier d’un vague escalier de service, peuvent échapper si longtemps à l’attention des habitants, qu’elles s’enfoncent et pénètrent dans le mur, où leurs traces s’effacent, confondues avec le réseau des fissures et des fentes »

Source : Bruno Schulz, « Fin du traité des mannequins » in Les Boutiques de Cannelle, Gallimard, 2011. Page 77.

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MacCann sur le funambule

Funambule J-C C
Oeuvre de Jean-Claude Cally

 » Il transporte sa vie d’une extrémité à l’autre. »

 » La beauté pour motivation. Le ravissement ultime d’une marche. Tout réécrire depuis là haut. D’autres possibles à forme humaine. Par-delà les lois de l’équilibre. Être un instant sans corps et venir à la vie. »

Citations extraites de l’ouvrage de Colum MacCann « Et que le monde poursuive sa course folle », Belfond 1914, p.211. L’auteur y fait le récit de l’exploit de Philippe Petit, funambule entre les Twin Towers en 1974, avant leur tragique destruction. L’artiste français Jean-Claude Cally: « La puissance et la poésie de Colum MacCann m’ont inspiré pour la réalisation de sculptures et peintures sur le sujet du funambulisme. » 


Le propos de Colum MacCann fait penser au funambule de Nietzsche (« Ainsi parlait Zarathoustra », 10 18, 1972. Page 14), que nous rappelons ici:

« Il est dangereux de passer de l’autre côté, dangereux de rester en route, dangereux de regarder en arrière, dangereux de frissonner et de s’arrêter.

« Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on aime dans l’homme, c’est qu’il est un passage et une chute.

« J’aime ceux qui ne savent pas vivre à moins de se perdre, car ce sont ceux qui passent à l’autre rive. »

Un raprochement est aussi à faire avec « Klemperer sur le balancier« .

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